Grande jonction

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2070. 12 ans après la destruction de la Métastructure qui, si elle a pacifié le monde, est parvenue à complètement machiniser l’Homme, une seconde mutation est en cours : quelque chose se sert du néant laissé par la Métastrucuture pour le détruire. Elle le tue en attaquant le langage. En le ramenant à son degré zéro, en le convertissant en langage numérique, à une suite binaire de 0-1. L’Homme risque de mourir comme une machine, c’est le piège ultime de la technique. Seul espoir, l’attente d’une cargaison de livres. Une bibliothèque entière qui bien sûr est extrêmement menacée.

Grande Jonction constitue la suite directe de [Cosmos Inc . Les objets électroniques ne fonctionnent plus, personne ne peut plus s’en servir ; le monde est en pleine déréliction, les technologies font du sur place depuis le début du 21e siècle. Cependant, la Machine qui avait détruit tout cela dans Cosmos Inc est de retour, sous une nouvelle forme. Elle a été détruite, mais poursuit son rôle de destruction de l’homme. Celui-ci est donc attaqué par son « système d’interface », le langage.

Tout homme atteint se retrouve à débiter des chiffres binaires bien malgré lui, se transformant en machine par la déstructuration et destruction de son langage, langage qui l’amènera à devenir un modem et mourir en ne laissant derrière lui qu’une suite de chiffres. La Machine a pour projet de transformer le monde en véritable camp de concentration, réduisant les hommes à des numéros, à des néants non identifiables. La Chose est donc pensante, et elle instrumentalise l’homme pour parvenir à ses fins, à savoir sa destruction.

Cependant, Dantec met là un premier bémol : si la Chose détruit tous les hommes, alors elle s’auto annihile. Elle doit donc laisser une « quote-part » afin d’avoir toujours un objet à détruire pour demeurer. Seul un Sauveur pourra l’arrêter, on retrouve donc ici la figure christique chère à l’auteur. Dantec porte sa réflexion sur la machinisation du langage, sur la transformation et la dévolution du Verbe créateur. Comment combattre un Mal qui utilise les propres armes du créateur ?

Au-delà de cette problématique, Dantec éclaire la présence d’hommes, d’individus, et l’importance de chacun, par opposition à une normalisation, à un nivelage des individus pour aboutir à un ensemble sans nom, symbolisé par l’Anomie, aboutissant, de même que dans « Bandes alternées », à un magma, un fluide indistinct d’une pseudo-humanité perdue, noyée en elle-même.

Ici pourtant, une action extérieure, volontaire, déclenche cette destruction et anime ce cyclone « dévolutif ».

On y retrouve les tics et habitudes de l’auteur. Mais tandis que Cosmos Inc avait touché mon imaginaire et ma réflexion, Grande Jonction fonctionne différemment. Il n’a pas touché mon imaginaire, malheureusement. Les personnages sont strictement identiques à tous ceux décrits par Dantec dans ses précédents ouvrages, et donc sans véritable surprise. Le côté western (le shérif, la loi, les nombreuses références au genre) renforce cette impression. Les descriptions des lieux demeurent son point fort, et quelques fulgurances traversent le roman (dont l’attaque du convoi, rappelant les films de cow-boys ou bien la bataille apocalyptique à la fin du roman). La narration m’a semblé beaucoup trop lourde pour être appréciable.

Alors ? Alors il reste l’intellectualisation du procédé, de l’ouvrage, de la narration elle-même. Dès lors le plaisir de lire passe au second plan – aspect de toute façon écarté par les multiples répétitions stylistiques, énumérations, références, dialogues autoréférentiels et servant simplement de paravent aux explications complexes. De toute façon, Dantec n’a de cesse de le répéter : c’est en pleine lumière qu’il faut regarder, la « Chose » détruit le langage. Chaque geste de chaque personnage semble faire partie d’un tout. Il n’y a pas la moindre place pour le hasard, pour l’imprévu. Même l’imprévisible, l’inattendu est prévisible, puisque la situation l’exige. Les idées développées par Dantec sont extrêmement riches, foisonnantes, d’une grande portée quant à sa réflexion sur le Verbe et son rapport à l’homme.

Le style m’a donc paru plutôt lourd, ralentissant, cassant systématiquement le rythme de l’histoire. De nombreuses répétitions, des énumérations sans fin, des métaphores parfois bancales… tout cela contribue à l’exact but opposé de ce que pourrait indiquer les titres des chapitres, à savoir des références rock – des titres de morceaux de divers groupes et diverses époques – basées, donc, sur une rythmique et un groove nécessaires. Ainsi donc le roman lui-même peut être perçu comme un titre rock, avec ses couplets, ponts et refrains, et ses répétitions. Pourtant, et ça n’est pas forcément paradoxal, les descriptions des lieux et des personnages sont toujours aussi fortes et précises. Dantec montre ce qu’il voit, et tente de le faire partager à tous les sens de son lecteur.

Autre point, la transformation du monde en camp de concentration, observée par les « yeux » d’un satellite. L’idée est excellente, le symbole présent (la Machine s’observe et donne à voir ce qu’elle fait etc), mais cela dure quelques pages et l’on passe à autre chose. Dommage d’avoir écarté cette idée.

Dantec décrit toutefois une confrontation publique entre les 2 « protagonistes », représentants et incarnations de leur démiurge respectif. Celle-ci n’amène pourtant pas grand-chose, sinon une grandiloquence certaine de chaque côté.

L’ouvrage se clôt (évidemment ?) sur une Apocalypse, la guerre entre l’armée de la Machine, menée par l’Antéchrist, et l’armée du Sauveur (Link de Nova donc). Tout au long de la mise en place de cette Apocalypse (qui signifie la Révélation, et non pas simplement la fin du monde), Dantec semble vouloir suivre, pas à pas, ce qui est inscrit dans les Evangiles, sans sauter d’étape, en gardant une dimension symbolique lourde. S’ensuivra donc une longue bataille, épique, très stylisée. Mais là encore, Dantec explique avec un peu d’avance ce qui va advenir, revient en arrière de quelques images et avance lentement. D’où une certaine frustration pour le lecteur.

C’est la Révélation, la foi et la conversion qui sauveront les hommes. Ici encore, Dantec réussit le tour de force de lier les croyances religieuses au reste du roman, comme si tout était lié, parfaitement naturellement. Le Verbe et son incarnation sauveront l’homme, tandis que sa parole est menacée d’extermination. Et tandis que la foi grandit, le monde humain disparaît progressivement… le Saint Esprit se cache, et pourtant n’attend que les hommes pour se révéler. De même, c’est la figure christique qui pourra vaincre le mal, qui pourra stopper l’avancée du néant. Cependant, celui-ci survit malgré tout à sa propre disparition, puisqu’il est « est » sans « être », étant au-delà de l’existence.

Enfin, tout est symbolique le long de cet ouvrage et l’auteur n’a de cesse d’expliquer chaque symbole, quand bien même ça n’est pas nécessaire, alors que certains passages plus complexes auraient mérité davantage de développements.

Côté idées, on retrouve les centres d’intérêts de l’auteur : le Mal, la machinisation de l’homme, le rock, la religion catholique, la venue d’un sauveur, le Verbe, un (des) (anti)héros lointain, intellectuel et tueur à la fois, sombre.

Tout cela est développé de manière très intéressante, le lecteur suit lentement l’évolution de la compréhension du phénomène par les personnages principaux. Là encore, Dantec se répète régulièrement, ce qui est plutôt agaçant. Pourquoi ne pas avoir supprimé certaines répétitions, qui n’apportent ni à la narration, ni à la lecture, pour se concentrer davantage sur ce qui demandait davantage de développements et d’explications ? Peut-être cela pourrait-il être une manière de montrer l’avancée de la Chose et la déstructuration du langage…

Dantec signe un ouvrage décevant. Mes attentes sont sans doute trop hautes… Il y a, à mon sens, un véritable souffle chez cet auteur, une réflexion sans complexe, qui avance quoi qu’il arrive. Cependant, elle demeure mal mise en valeur, serpentant, se repliant sur elle-même, s’embourbant dans ses propres méandres plutôt que de se révéler. La lecture d’un livre (est-ce un roman ?) de Dantec oblige à beaucoup de réflexion, laissant de côté le « plaisir » de la lecture, de la découverte des personnages, de la narration.

Comme si, finalement, l’histoire passait au second plan, ne servant plus les idées de l’auteur mais n’étant qu’un simple prétexte littéraire à une réflexion beaucoup plus poussée, mais aussi à une expérimentation littéraire, puisque Dantec, dans chacun de ses derniers ouvrages, a utilisé des « formes » littéraires bien particulières, brisant les carcans d’une littérature normalisée.

PS : pour des critiques beaucoup plus complètes : stalker, transhumain.

Maurice Dantec, Grand Jonction, Albin Michel, 784 pages.

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Où va-t-il chercher tout çà ! C’est de l’or..