Mesdemoiselles par Mathilde Haccour

Je marchais d’un pas tranquille dans la rue, un peu déséquilibrée par la main de mon père qui tirait la mienne. Je laissais mon regard vagabonder ; de temps en temps, il se posait sur une écharpe en vison d’un magasin de fourrures ou sur un sac en crocodile d’un maroquinier. J’admirais en particulier les passantes ; il y en avait une qui se déhanchait dans sa longue robe en fourreau de satin noir ouvert sur un intérieur en linon blanc plissé. Elle portait un immense chapeau de Parisienne en peau de soie noire avec une garniture en crêpe blanche, qui cachait tout son visage à l’exception de ses lèvres couleur carmin. Et là-bas, il y en avait une autre qui marchait à petits pas précieux, vêtue d’un somptueux manteau de charmeuse rose pastel garni de renard blanc. Toutes ces femmes ne manquaient jamais d’attirer mon regard, autant que celui de mon père. L’été commençait à peine, mais on le sentait déjà planer autour de la ville, répandant la bonne humeur et les sourires sur les visages en même temps qu’une auréole ténue de lumière et de chaleur.

— Où est-ce qu’on va, papa?, demandai-je pour la énième fois.

— Dans un magasin, sourit-il.

Peut-être voulait-il me faire un cadeau ? Pour quelle autre raison m’aurait-il emmenée en ville avec lui ? Je frémissais d’impatience quand soudain, mon père stoppa devant une échoppe de luxe qui se trouvait à l’angle de la rue. Je le sentis passer ses bras sous mes aisselles, puis mes pieds décolèrent du sol pour atterrir au-dessus de la marche d’entrée du magasin. Il m’embrassa sur le front, et j’en profitais pour me suspendre à son cou, rieuse et ravie par l’odeur parfumée que dégageaient ses favoris. Après avoir câliné son visage, congestionné par la position dans laquelle je le maintenais, je relâchais mes bras pour les enrouler autour de son torse. Mon père fouilla alors dans le revers de sa veste, faisant tinter ses boutons de manchette contre les breloques qui s’y trouvaient, et en ressortit une petite boîte métallique ornementée de minuscules figures d’oiseaux et de végétations peintes à la main. Il l’ouvrit et en sortit deux de mes bonbons préférés : une praline et un fruit confit, qu’il glissa dans ma bouche. Un vendeur arriva alors pour nous proposer ses services. Mon père fit le tour du magasin, observant nonchalamment divers bijoux exposés en vitrine, et en pointa finalement un du doigt. Le vendeur sortit avec cérémonie d’un écrin de velours bleu nuit, une petite chaînette d’or au bout de laquelle pendait un cœur, de la même matière, parsemé de minuscules morceaux de diamant et d’onyx.

Idiote, un bijou aussi cher ne peut pas être pour toi! Pourquoi pas ? Je le vaux bien, non ? C’est un cœur ! Ça doit être pour ta mère !

Après que mon père l’eut payé et rangé dans une poche intérieure de sa veste, je lui demandais timidement

— C’est pour qui ce bijoux?

— Pour une amie.

 

Léon Wigniolle était un homme sincère et franc envers lui-même. Il ne pouvait ni se mentir ni se dire qu’il se repentait de sa conduite, et il était tout aussi impossible de faire de lui un vieillard inaccessible à l’amour que de rendre à sa femme le charme et les attraits qu’elle avait eu durant sa jeunesse. Après tout, ce n’était pas un crime pour un bel homme comme lui, qui avait encore toute sa jeunesse et sa vitalité, de laisser aller son ardeur et de ne plus aimer son épouse, défraîchie par six grossesses dont deux ont été soldées par un enfant mort-né ! Évidemment, celle-ci soupçonnait depuis un moment ses infidélités, mais il semblait à Léon que Palmyre, plus toute jeune, ni jolie ni remarquable en quoi que ce soit, lui devait bien cette indulgence. « Ah comme tout allait bien avant ! Que nous étions heureux ! Elle était contente avec ses enfants, je ne la gênais en rien et elle s’occupait d’eux à sa guise », se disait-il par moments. Il arrivait aussi que Léon s’attriste en repensant à la maigre chevelure de Palmyre, autrefois si belle et si épaisse, ou à son visage fané et amaigri, et à ses yeux durcis par des années de maternité, mais il se consolait rapidement dans les bras d’une femme plus belle et plus jeune que la sienne ne l’avait jamais été.

 

J’étais tranquillement assise dans le canapé, occupée à coiffer les boucles blondes de ma poupée quand j’entendis la porte d’entrée claquer. Ça ne pouvait pas être ma mère, elle venait juste de partir faire les courses. Je vis alors la tête de mon père émerger de l’entrebâillement de la porte, avec son éternel sourire juvénile dont lui seul avait le secret. Il me demanda où était maman, et je lui expliquais qu’elle était sortie. Tout sourire, il pénétra alors dans le salon avec à ses côtés, non pas un cadeau pour moi comme il en avait l’habitude d’en apporter, mais une femme.

Pourquoi se balader avec une personne aussi laide ? Elle est encore pire que toi... C’était vrai qu’elle n’avait, de prime à bord, rien de très séduisant. Plutôt petite, avec de longs cheveux raides teints d’une couleur auburn trop criarde à mon goût, elle était plate et sèche. On sentait que chacune des courbes et chacun des traits spécifiques aux femmes avait été gommé chez elle par une intense activité sportive. Résultat : son corps n’était que muscles et nervosité. Voilà qui ne présageait aucune tendresse ni douceur, sous quelque forme que ce soit. Son tailleur de duvetine rose brodé de renard rouge au niveau du col et des manches jurait avec son air de sportive revêche. Malgré l’évidente jeunesse de cette personne, sa peau était tannée par le soleil, usée, et présentait déjà de nombreuses rides qui, contrairement à celles de mon père, n’étaient pas dues à son sourire. Elle avait des petits yeux sombres qui me firent penser à deux scarabées prêts à bondir, et sa bouche était pincée en une moue mi-moqueuse mi-condescendante, qu’on pouvait deviner comme lui étant coutumière. Lorsque mon père nous présenta, la femme lâcha un petit rire sec et moqueur dans un souffle, j’en conclus que ce devait être sa façon de me saluer.

— Tu vas être sage, Yvonne ? Continue de jouer et ne viens pas embêter papa !

Le couple monta alors à l’étage, j’entendis la porte de la chambre claquer, puis plus rien.

Son cou ! Tu as vu ? Tu ne fais vraiment attention à rien ! Elle avait le collier, idiote ! Maintenant on sait qui ton père préfère... Tais-toi, j’essaye d’écouter ! Tu ne l’avais pas vue venir celle-là, pas vrai ? Je parie que tu ne sais même pas pourquoi elle est là !

Je fis comme si de rien n’était et tendis l’oreille, mais aucun son ne me parvint. Que faisaient-ils ? Pourquoi aller dans la chambre de maman et papa ? Ils n’allaient pas lui voler quelque chose quand même ? Cette femme avait déjà pris un bijou qui aurait du revenir à maman, elle pouvait très bien recommencer ! Machinalement, je déposai ma poupée par terre et montai l’escalier à quatre pattes, aussi silencieusement que possible. Les murs du couloir avaient-ils toujours été aussi sombres ? Je n’avais jamais remarqué à quel point les ombres imprimées dessus pouvaient être effrayantes... La porte de la chambre parentale me sembla soudainement mesurer plusieurs mètres, tout était déformé comme lors d’un cauchemar. Perdue, désorientée, je décidai finalement de me rouler en boule sur le pas de la porte et d’attendre. Peut-être pleurai-je un peu, ou beaucoup, et peut-être même finis-je par m’endormir sur le carrelage glacé du sol. Ce qui est sûr, c’est que personne n’est venu me chercher, mais lorsque mon père revint avec cette femme les fois suivantes, il mit un matelas devant la porte de la chambre avant de s’y enfermer, « pour que je n’attrape pas froid ».

 

— Tais-toi et mange !

— Mais pourquoi Yvonne a le droit de laisser ses légumes et moi pas ?

— Parce qu’Yvonne sera grosse et laide plus tard, et que ça ne dérange personne.

Vas-y ! Elle ne le verra pas venir ! Enfonce-lui ton couteau dans la main et cours ! Oh toi, la ferme.

Je tentais de décrisper mes doigts noués autour de mes couvertes. Je les serrais tellement fort que mes jointures en devenaient blanches. Nous étions assis autour de la table ronde de la salle à manger, recouverte d’une petite nappe en dentelle et d’un service à thé, posé près d’une bouilloire d’argent. Mon père et sa maîtresse sirotaient leur thé, et entre deux gorgées, cette dernière me jetait ses habituels regards à la fois moqueurs et condescendants. Mon père venait de plus en plus rarement à la maison et lorsqu’il était là, c’était que ma mère n’y était pas, et que sa maîtresse, qui ne manquait jamais d’amener son fils avec elle, pouvait le suivre.

Son imbécile de fils, tu veux dire ?

Et bien sûr, elle ne ratait jamais une occasion de montrer ses sentiments belliqueux, pourtant déjà très flagrants, à mon égard. Naturellement, mon père ne faisait jamais ne serait-ce que l’esquisse d’une réaction à son comportement déplacé.

Rien qu’un faible.

L’intéressé soufflait une poussière invisible sur sa chemise tout en lissant d’une main son impeccable petite moustache qui soulignait son sourire béat. Une épaisse fumée bleue ondulait dans la pièce, serpent d’une brume malsaine qui s’insinuait dans nos poumons à chaque respiration pour y éclore en fleurs de goudron. La femme, car je ne pouvais me résoudre à l’appeler par son nom, coinça une énième cigarette entre ses dents à l’émail jauni, qu’elle alluma avec son inséparable briquet à essence, toujours rangé dans son soutien-gorge.

C’est d’un goût...

Ses doigts décolorés par la nicotine tremblaient, tandis qu’elle tirait sur sa cigarette avec avidité. Quelques cendres s’envolèrent avant de se déposer sur sa robe de flanelle bleue nuit garnie de loutre, et en brûla certains poils. Son garçon se mit à pleurnicher lamentablement devant son assiette débordante de légumes, de grosses larmes théâtrales perlant le long de ses joues bouffies. Elle le prit sur les genoux et lui frappa sans ménagement le haut du crâne lorsque celui-ci tenta d’enfoncer son visage potelé dégoulinant de larmes dans sa fourrure.

  — Ne salis pas maman ! gronda-t-elle.

Je poussai un profond soupir en me pinçant l’arrête du nez. Cela faisait des jours que je ne dormais plus, j’étais épuisée. Pourtant dès que je me couchais dans mon lit, je n’arrivais plus à mettre mon cerveau en veilleuse. Le flot de mes pensées était incontrôlable, mes soucis, mes réflexions bourdonnaient dans mon crâne et me piquaient comme un essaim de frelons. Tout cela gonflait à l’intérieur de moi et prenait une ampleur démesurée, j’avais l’impression que ma tête allait exploser en déversant ses pensées de toutes parts. Chaque nuit, elles étaient de plus en plus envahissantes, une vraie cacophonie, comme si plusieurs personnes discutaient sous mon oreiller. Certaines nuits, je m’enfouissais au plus profond de ma couette, m’agrippant le visage des deux mains et murmurant : « Fermez. Vos. Putains. De. Gueules ». Mais mes yeux demeuraient définitivement ouverts. Tout ça, c’était à cause de cette femme !

Non, c’est toi le problème. Tu perds la tête. Ma tête est toujours là mais merci de t’en inquiéter.

Tremblante de fatigue, j’essayais laborieusement de piquer une pomme de terre sur ma fourchette, que je tenais maladroitement à cause de mes petites mains. Je me déconcentrais sans arrêt ces derniers temps, si bien que j’arrivais à peine à me servir de mes couverts. Je jetai un regard endormi à mes frères et ma sœur, qui observaient un silence inhabituel. Eux qui s’agitaient toujours en tout sens, ils jetaient des œillades effrayées en bout de la table puis baissaient la tête sur leur assiette. Je compris pourquoi trop tard, lorsque la maîtresse de mon père frappa du poing son accoudoir et se leva en vociférant une phrase qui devait ressembler à quelque chose comme « Je vais t’apprendre à te tenir correctement à table ! ». Sans avoir eu le temps de comprendre, je me retrouvai soulevée dans les airs puis traînée par le col de ma robe et finalement poussée dans le salon.

Ne nous TOUCHE PAS !

Je fus éjectée bien trop fort, ma tête bascula en avant et heurta le coin d’un meuble, auquel je m’agrippai alors comme une naufragée à sa bouée. Des insultes se déversaient dans ma tête comme si plusieurs personnes s’injuriaient en même temps. Une intense douleur à ma tempe gauche commença alors à se manifester. Je me sentis complètement anesthésiée, ma volonté devait s’être envolée avec moi lorsqu’on m’avait arrachée à ma chaise, mais elle n’était pas redescendue. Je me laissai glisser sur le sol, totalement amorphe. J’étais seule dans cette pièce, et pourtant j’avais l’horrible impression que quelqu’un me couvait du regard.

Debout ! Regarde-toi, tu es vraiment pathétique ! À quoi bon ? Je suis si fatiguée... J’attendis sur le sol, vide de toute énergie, de toutes pensées pour une fois. Je notai alors que j’étais tombée sur l’armoire à vaisselle, où ma mère rangeait sa belle collection de porcelaine et d’argenterie fine. Mon regard fut attiré par la collection de couteaux de cuisine.

On ne sait jamais, elle pourrait revenir...

J’étais entrain de cacher quelque chose dans le revers de ma veste lorsque mon père entra dans la pièce, avec l’air contrit d’un gamin qui vient de commettre une bêtise. Il fixait le plancher qu’il tapotait nerveusement du bout de ses chaussures.

— Tu sais, Yvonne, je ne suis plus tout jeune, j’ai une vie et je n’ai pas envie de la gâcher ! déclara-t-il

— Tu dois t’en aller, assénai-je

Quoi ? Tu es folle, qu’est-ce que tu ferais sans lui ? Et la famille ? On ne peut pas se passer de lui !

— Pars et laisse-nous tranquilles !

Excuse-toi imbécile ! Tu vas tout gâcher !

Mon père acquiesça, la mine grave pour une fois. Mais son air sérieux ne dura pas longtemps, après avoir passé une main dans ses cheveux soigneusement gominés, il dévoila toutes sens dents dans un immense sourire.

Idiote ! Crétine ! Abrutie ! Tu mériterais que...

— Tout le monde sera plus heureux comme ça...

— Tu as raison. Je vous donnerai un peu d’argent chaque mois, ce n’est pas parce que je pars que je n’assume pas mes responsabilités ! dit fièrement mon père en bombant le torse.

Sur ces mots, et faisant provision d’air dans sa large poitrine, il fit demi-tour et partit de sa démarche habituelle, en sifflotant une chanson guillerette.

 

Cette fois, c’est terminé, il est parti pour de bon, il ne reviendra plus, même pas avec une femme.

Regarde ce que tu as fait.

On est libre maintenant, même maman finira par arrêter de penser à lui, j’en suis sûre.

Elle saura qu’il est parti à cause de toi et elle ne te le pardonnera jamais

Je vais être tranquille maintenant, plus rien ne pourra m’empêcher d’être heureuse, je n’ai plus de soucis à me faire. 

Tu crois ça ? Qu’est-ce que ma tête peut me faire mal, j’ai l’impression que tout résonne à l’intérieur ! Je suis une grotte dans laquelle des gens hurlent sans arrêt, j’en ai marre de cet écho à l’intérieur de moi...

Mue par un automatisme, je me laissai guider à travers les pièces, espérant que mon corps me conduise vers un endroit calme. Les choses, les gens défilaient, indifférenciés et indifféremment, devant mes yeux vides. Pendant combien de temps marchai-je ? Tout ce que je sais, c’est que mes pas me firent finalement déboucher sur une petite clairière au milieu d’un parc, trouée par une minuscule mare au bord de laquelle somnolait un magnifique saule pleureur. Son tronc était si courbé que ses branches frôlaient le sol, caressant l’herbe de ses feuilles couleur jade dès que le vent soufflait. L’étang reflétait comme un profond miroir cette scène débordante de mélancolie. Pourquoi cet arbre était-il aussi voûté qu’un vieillard ? Je m’en approchai doucement, comme si je craignais de l’éveiller, et pus alors remarquer que toutes les autres plantes semblaient éviter le saule : les pâquerettes, les jonquilles, et même les crocus... ce pauvre arbre était abandonné par ses congénères ! Mais peut-être étaient-ils jaloux de lui ? Le saule était si beau que les autres habitants du parc avaient dû prendre ombrage de ses qualités. Au début, peut-être a-t-il résisté dignement à leurs moqueries, à leurs regards en redoublant de vivacité et de magnificence. Mais son courage a fini par s’émousser, son amour-propre et son moral sont tombés en miettes. Voilà pourquoi, au lieu de se dresser noblement vers le ciel, ses branches ont ployé et son pauvre tronc s’est tordu au-delà du réparable ! Le saule pleureur est un arbre qui souffre d’une dépression consécutive à du harcèlement ! Bien évidemment, le peu de plantes qui ne l’avaient pas abandonné par jalousie l’ont alors quitté pour échapper à son aura de tristesse. Pauvre saule pleureur... Je sentis mes jambes ployer, comme le tronc de l’arbre jadis, et me laissai glisser pour m’asseoir sur une de ses racines. « Tout va bien, tu es normal, tu n’es plus seul maintenant »... Avais-je dis cela à voix haute ?

— Toi non plus tu n’es pas seule, je suis là...

— Va-t-en ! Sors de ma tête, je ne veux plus t’entendre !

— Parce que tu crois que je peux être chassée de manière aussi simple ? Je ne suis pas ton père, Yvonne.

— Qu’est-ce que tu es à la fin ?! Qu’est-ce que tu me veux ?

— Est-ce que tu l’aurais si facilement oublié ? Je suis ce que tu réduis au silence et à la paralysie quand tu refoules tes sentiments. Je suis la folie qui est cachée en toi, suppliant d’être libérée. Je suis toi.

— Peu importe ce que tu es, je veux que tu t’en ailles !

— On ne se quittera jamais, vivrais-tu mille générations que je serais toujours à tes côtés. Et à ta mort, je partirais avec toi.

— C’est ce qu’on verra.

Comme pour appuyer mes propos, mes mains se resserrèrent autour du couteau de cuisine en argent, toujours caché dans ma poche.

 

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