Le disque à gauche de l’électrophone par Catherine Bolle

À vingt-neuf ans, c’est la première fois que j’observe ma silhouette dans une psyché. Cela fait au moins une demi-heure que je m’examine sous toutes les coutures sans trouver un angle satisfaisant. Mon profil ressemble à celui de ces femmes qui grouillent aux abords des camps d’entraînement et font tourner la tête des soldats. Le fourreau noir que j’ai choisi est à deux doigts de terminer en charpie dans la poubelle de mon bureau, transformé en salon de beauté pour l’occasion.

— De quoi est-ce que j’ai l’air ?

Dans un sursaut, ma couturière redresse la tête, manquant de se couper avec ses ciseaux. Elle fait mine de me détailler avant de répondre d’une voix tremblante :

— Vous êtes très belle, Votre Majesté.

Très belle, c’est ça. Pourquoi lui avoir demandé son avis ? Je soupire en tirant d’un coup sec sur ma robe.

— Il est bientôt terminé, cet ourlet ?

L’idiote s’élance après un fil qui pendouille.

— Quasiment, Votre Majesté.

À genoux, elle s’empresse de le couper. Puis se relève et s’incline dans une révérence ridicule. Je lui intime d’un geste de la main :

— Laisse-moi. Et dis à la coiffeuse de s’activer, je n’ai pas que ça à faire !

— Tout de suite, Votre Majesté.

Elle se retire sans demander son reste. Les boucles de mes cheveux en pagaille chatouillent mes épaules nues, je les chasse elles aussi. Cette soirée promet de me rendre folle ! Un coup d’œil à l’antiquité qui indique l’heure dans un vacarme de tous les diables : bientôt vingt heures. Mon invité patiente déjà, sans aucun doute.

— Hum hum.

Dans l’embrasure de la porte, mon majordome se tient droit comme un i. Sa discrétion de mauvais goût m’agace au plus haut point.

— Oui ?

— Le grand Conseiller désire s’entretenir avec vous.

— Eh bien, qu’attends-tu ? Fais-le entrer !

Une courbette plus tard, mon plus vieux serviteur se tient devant moi, un dossier serré contre son ventre rebondi. Bouche bée, il reste stupéfait, ses petits yeux rivés sur ma robe.

— Je vous en prie, reluquez-moi sans gêne, mon cher Augustin !

Ses joues pleines virent au rouge pivoine et il se met à bafouiller de plates excuses. Je lève les yeux au plafond.

— Bien, on ne va pas y passer une heure, mon rendez-vous m’attend. Alors, quelles sont les nouvelles ?

Le nez dans son dossier, Gugus reprend vite ses esprits.

— Deux choses, Votre Majesté.

Je pose mon postérieur sur le bord du bureau pour écouter son compte-rendu de la journée. Il se racle la gorge avant de poursuivre :

— Le nid de résistants toujours actif dans le Nord a été repéré avec précision. Nous pourrons passer à l’action dès demain…

— N’en faites rien.

Il plisse les yeux de surprise, mais ne réplique pas. Je l’encourage, les dents serrées :

— Quoi d’autre ?

Il hésite une seconde. Se gratte le menton.

— Les familles des condamnés pendus le mois dernier…

— Récupéreront les corps quand je l’aurai décidé. C’est tout ?

Il s’incline.

— Oui, Votre Majesté. Mais si je peux me permettre…

Je penche la tête : qu’est-ce que cet imbécile veut encore m’annoncer ? La crispation dans ma mâchoire s’accentue. Je murmure :

— Oui ?

— Le dîner de ce soir peut être décisif dans nos relations avec les dernières poches de résistance.

Je me redresse et m’approche dans un déhanchement dont j’ignorais jusqu’à l’existence. Le vieux recule de deux pas et resserre son foutu dossier contre sa bedaine. Sa lèvre inférieure se met à trembler, il ne va pas tarder à sortir une nouvelle ânerie. Sans lui en laisser le temps, je me plante devant lui. Ce crétin ne transformera pas mon tête-à-tête romantique en réunion au sommet.

— Laissez-moi.

Ses petits yeux clignent à une vitesse surprenante tandis qu’il fait demi-tour et sort au pas de course. Quelle bande d’incapables ! Je suis bien entourée, ma parole. Au point de me demander comment j’ai pu réussir là où mon père a échoué. Et son père avant lui. Enfin, presque réussir…

De retour devant le miroir, j’inspecte une dernière fois mon allure. Pourquoi cette petite boule nerveuse grossit-elle au fond de ma gorge ? Et que fait cette maudite coiffeuse !

 

Avant d’entrer au salon, j’inspire profondément. Mon chignon tient je ne sais comment, j’ose à peine bouger la tête. Si jamais il tombe, je fais écorcher vive celle qui a eu l’audace de me faire poireauter. Le trouffion de service annonce mon arrivée :

— Sa Majesté la reine !

La salle est plongée dans une ambiance feutrée. L’éclairage indirect a été pensé avec soin, je reconnais là l’œuvre efficace de ma gouvernante. Au moins une qui assure. La table dressée dans les règles de l’art m’attend au centre de la pièce, mais impossible pour moi de relever les yeux sur elle. Ni sur mon invité. Pas besoin de croiser son regard pour le deviner brûlant. Il pèse sur moi, me déshabille sans aucune pudeur tandis que je m’approche. Pourquoi l’étourdissement me guette-t-il ? Après tout, cet homme n’est qu’un vulgaire prisonnier.

— Votre Majesté ? C’est bien ainsi qu’il faut vous nommer ?

À quelques pas de la table, je tourne enfin la tête. Comme il a maigri ! J’ai peine à reconnaître mon ennemi juré. Le chef des résistants que j’ai eu tant de mal à capturer se tient devant moi. La veste de son costume, ouverte sur un pull-over gris, laisse deviner un corps amoindri par les mois de détention. Ses joues creusées font ressortir les cernes sous ses yeux légèrement enfoncés. Mais que son regard pétille !

D’un geste discret, je replace une mèche derrière mon oreille afin de dissimuler mon trouble. Sans savoir comment, je réussis à avancer jusqu’à lui. Je me permets même un petit sourire en coin. Il s’est levé pour devancer le serveur et me présenter ma chaise. Comme je me sens nue face à celui que j’ai pris plaisir à voir croupir en prison ces derniers mois ! Ses yeux glissent sur ma taille, mes hanches, puis remontent sur mes seins. Sa voix grave résonne dans mes tempes.

— Vous êtes terriblement séduisante ce soir, Votre Majesté.

Il a insisté sur mon titre avec une insolence délicieuse. Sans me départir de mon sourire, je prie pour que ma voix ne tremble pas au moment où je lui réponds :

— Votre costume vous va également à ravir.

Ça a le mérite de lui arracher un rire rapide qui meurt au fond de sa gorge avant d’avoir franchi ses lèvres. Je pose la main sur le dossier de ma chaise et lui indique sa place en face de moi. Il effleure mon poignet avant de retourner s’asseoir. Nous nous observons. Le temps semble suspendu. Comme il y a six mois…

Il rompt à nouveau le silence.

— Que me vaut l’honneur de partager votre table, ce soir ?

Ne pas le laisser prendre la main. Je joue du bout de l’index avec la petite cuillère posée derrière l’assiette blanche tout en formulant ma question dans ma tête avant de la lui poser.

— Savez-vous quel jour nous sommes ?

Il me répond dans un hoquet plein d’impertinence :

— Je n’ai pas la chance de posséder un calendrier dans la cellule que vous m’avez si aimablement attribué, Votre Majesté.

Un point partout. La partie va se jouer serré. J’en suis ragaillardie, au moins un qui ose me tenir tête ! Un mouvement sur ma droite : le serveur me présente une coupe. Je m’en saisis, puis la tends dans la direction de mon si précieux invité.

— Ce soir, mon cher Egor, nous allons trinquer à un évènement particulier.

C’est la première fois que je prononce son prénom. C’est comme si une voie défendue s’ouvrait soudain en face de moi. Il fait cogner sa coupe contre la mienne puis la porte à ses lèvres.

— J’ai hâte de découvrir lequel.

Je fais tourner le verre entre mes doigts avant d’en savourer le breuvage. Les bulles de Champagne éclatent dans ma bouche et chauffent ma gorge. Toutes ces journées ennuyeuses s’estompent, laissant peu à peu place à la plénitude du tête-à-tête. Mais les mots du grand Conseiller viennent s’immiscer dans la magie de l’instant présent. « Le dîner de ce soir peut être décisif dans nos relations avec les dernières poches de résistance ». Ce rabat-joie ne paie rien pour attendre ! Je repose la coupe dans un soupir. Au fond, je sais que cet imbécile a raison. Une fois de plus… Je secoue la tête pour chasser cette idée malvenue, puis me tourne à nouveau vers Egor.

— Il y a très longtemps, sur une planète abandonnée et que je vénère pour tous les trésors dont elle regorge, des êtres humains tels que nous célébraient la fête des amoureux le quatorze février. Il se trouve que c’est aujourd’hui.

Le sourire d’Egor se fige. Il repose sa coupe avec délicatesse, s’attarde un instant sur l’ovale du verre avant de porter ses doigts à son menton.

— Vous êtes en train de me faire comprendre que vous m’avez tiré de ma cellule pleine de vermines pour me faire une déclaration d’amour ?

Je laisse échapper un rire nerveux, puis me ressaisis. Suspendue à son regard, je guette un encouragement. Un signe, un geste, un clignement de cils, que sais-je ! Un petit rien pour espérer. Pour revivre le trouble qui m’avait envahie lors de l’ultime bataille. Mais il secoue la tête et m’envoie un ricanement en pleine figure.

— Qu’attendez-vous de moi ? Que je vous apporte sur un plateau la soumission du plus grand résistant que vous ayez jamais affronté ?

Il reprend sa coupe et la vide cul sec avant d’ajouter :

— Non, vous ne vous pavanerez pas au bras d’un tel trophée.

Il me faut quelques secondes pour encaisser le choc.

Quelle cloche ! Comment est-ce que j’ai pu me laisser aller à cette atmosphère romantique ? Mon père m’avait pourtant prévenue. Tu n’es pas une femme comme les autres. Tu es faite pour la guerre, tu es une guerrière née. N’encombre pas ton esprit de sentiments parasites. Deviens une grande reine et accomplis ton destin. Règne sans partage.

 

Très bien. J’abats ma dernière carte. Et après ça, s’il ne change pas d’avis, eh bien…

Je me redresse et, sans quitter Egor des yeux, claque des doigts à destination du larbin posté dans un coin de la pièce.

— Le disque à la gauche de l’électrophone.

Le bruit de l’objet qui glisse hors de la pochette, puis celui du diamant qui se pose à son extrémité rendent l’atmosphère de plus en plus pesante. Intrigué, Egor fronce les sourcils. Je me sens obligée de préciser :

— Il s’agit d’un vieux tourne-disque. Il provient de la même planète que la fête des amoureux.

Mon invité hausse les épaules.

— Drôle de peuple.

— Je dirais plutôt fascinant.

La voix du chanteur résonne dans un grésillement qui me déchire les entrailles.

Ma mie, de grâce, ne mettons

Pas sous la gorge à Cupidon

Sa propre flèche

Tant d’amoureux l’ont essayé

Qui, de leur bonheur, ont payé

Ce sacrilège

Au moment où le refrain envahit la pièce, un frisson glisse le long de ma colonne vertébrale.

 

J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main,

Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin.

J’appuie mon regard sur Egor. Va-t-il bondir pour arrêter ces paroles qui rejettent notre destin commun ? Va-t-il demander ma main et qu’on en finisse avec ce conflit qui oppose nos deux peuples depuis trop longtemps ? Ne rêve pas, ma vieille. Lui-même te l’a dit : il ne cédera jamais. Fixé sur l’appareil qui continue d’égrainer les paroles de la chanson que j’ai choisie, il reste silencieux.

Laissons le champ libre à l’oiseau,

Nous serons tous les deux prisonniers

Sur parole

Mon sourire crispé ne tiendra pas longtemps. Ce moment que j’espérais tant est en train de me filer entre les doigts. Ma robe me serre soudain à m’étouffer. Qu’est-ce que je fabrique dans cette tenue ? Je suis une guerrière. La meilleure de ma génération. De tous les temps. Quelle imbécile ai-je été de croire qu’il pourrait en être autrement ? Que ce souvenir qui me hante déboucherait sur un avenir qu’il m’est en réalité interdit d’espérer ?

 

Je ferme les yeux. C’était il y a six mois.

La bataille faisait rage, dans les ruines de l’ancienne cité où s’étaient réfugiés les résistants. J’avais tenu à accompagner mes hommes. Pour leur prouver que ma bravoure égalait la leur, que je méritais de les commander. De prendre la relève de mon père tombé un an auparavant. Et aussi parce que rien ne me retenait à la vie. Aucun amour, aucun enfant. J’étais libre.

Nous les avions localisés. L’étau s’était resserré en quelques heures au centre de l’ancienne ville dont certains édifices tenaient encore debout. C’était le cas d’un immeuble à deux étages. Je m’étais engagée dans l’entrée sans réfléchir, l’arme à la main. Mais à peine avais-je fait un pas qu’il m’était tombé dessus. Nous avions roulé à terre et je m’étais retrouvée bloquée, une lame posée sur la carotide. À cet instant, j’avais compris ce que les hommes voulaient dire lorsqu’ils évoquaient leur dernière heure venue. À quoi pense-t-on au moment de mourir ?

Je n’en sais toujours rien. J’aurais pu me dégager en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, mes maîtres d’armes avaient veillé à m’inculquer le meilleur entraînement. Mais ce jour-là, mes pensées étaient comme paralysées. Toutes à cet homme qui pesait de tout son poids sur moi et détenait ma vie entre ses mains. Je le revois suspendre son geste, surpris de découvrir sa future victime. Les mèches de ses cheveux frôlaient mon visage et je sentais son haleine saccadée sur ma joue. Ses yeux ne me lâchaient pas. À cet instant, j’avais entraperçu le paradis…

De servante n’ai pas besoin

Et du ménage et de ses soins

Je te dispense

Qu’en éternelle fiancée

À la dame de mes pensées

Toujours je pense

J’ouvre les yeux : il m’observe. Repense-t-il, lui aussi, à ce jour ? Regrette-t-il d’avoir retenu son geste tandis que mes soldats accouraient à mon secours ? Je secoue la tête.

— Quel couple improbable aurions-nous formé, n’est-ce pas ?

Il attend la fin de la chanson.

J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main,

Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin.

— Un couple trop beau dans ce monde pourri par la guerre, c’est certain, répond-il.

Sans m’en rendre compte, j’ai laissé mes doigts glisser sur la nappe dans sa direction. Il s’en empare et m’attire à lui. Il penche sa tête vers la mienne, je peux sentir son souffle sur mes lèvres.

— Et maintenant ? murmure-t-il.

En moins de cinq secondes, les gardes présents dans la pièce interviennent. Je libère à regret l’une de mes mains pour les arrêter. Pourquoi est-ce que je ne peux pas suspendre le temps ? Tout simplement être heureuse ? Je me dégage lentement, sans le quitter des yeux.

— Maintenant, je vais retourner à ma vie de guerrière….

— Et détruire d’autres peuples comme vous avez détruit le mien ?

Presque détruit. Il ignore qu’une partie de son peuple résiste toujours à mon autorité. Je me cale contre le dossier de la chaise. Je revois mon père, son cigare à la bouche, répondre d’une voix morne à mes questions de fillette. Je tente d’imprégner ma voix du même ton.

— Si d’autres peuples se dressent contre moi, oui. Comme l’a fait mon père. Et le sien avant lui. C’est tout ce que je sais faire.

— Je suis certain que non.

J’écrase un rire.

— C’est vous qui venez de refuser ma main, il me semble.

— Et vous qui venez de ne pas m’offrir la vôtre, réplique-t-il dans un sourire triste.

Une larme s’échappe sans crier gare et roule sur ma joue.

Il enchaîne aussitôt, comme pour combler un silence qui aurait pu nous emmener plus loin :

— Si tout est dit, j’aimerais regagner ma cellule.

Puis il se lève sans attendre ma réponse. Décontenancée, je me lève à mon tour. Trouver les mots les plus justes me semble soudain très complexe. Je me racle la gorge, comme le font si souvent les crétins gênés en ma présence.

— Il n’y aura pas de retour en cellule…

Il sursaute. Tente de percer mon regard encore baigné de larmes.

— Vous voulez dire que…

Puis il passe une main dans ses cheveux et écrase un juron. Je l’entends marmonner « Quel imbécile ! » avant de s’emparer de sa coupe vide et de la tendre vers le larbin qui attend nos ordres à côté d’une table pleine de victuailles.

— Remplis donc le dernier verre du condamné !

Le commis s’exécute aussitôt. Egor vide sa coupe en trois gorgées puis en redemande. Et rebelote. Les gardes commencent à se regarder les uns les autres, le grand Conseiller sera bientôt averti et voir sa trogne débouler ici est la dernière chose à laquelle j’ai envie d’assister. D’un signe, j’arrête le larbin. Puis dans un élan qui me dépasse, je glisse mon bras sous celui du résistant et l’entraîne vers la porte blindée à l’autre extrémité de la pièce.

— Suivez-moi sans faire d’histoire.

— Voilà une bien charmante façon d’amener vos prisonniers à la mort, Votre Majesté ! dit mon ennemi adoré qui tente de se dégager.

Ma poigne le tient fermement. Il cherche mon regard, mais je l’évite soigneusement. Les gardes ouvrent la porte devant nous, dévoilant un long couloir aux murs bétonnés. Je sens mon prisonnier se raidir à mes côtés. Où est donc passé le grand résistant ? Comme j’aimerais qu’il se manifeste, qu’il tente l’impossible, qu’il ose envers et contre tout me demander en mariage pour échapper à sa mort ! Mais il se contente d’annoncer :

— Très bien. Allons-y, et vous tous, dit-il en s’adressant aux gardes, regardez le courage de ceux que vous combattez !

Nous avançons dans le couloir, toujours serrés l’un contre l’autre. Des sentinelles sont postées tous les cinq mètres. Egor commence à tituber et pèse de plus en plus lourdement sur mon épaule. Il en profite pour passer une main autour de ma taille. J’adapte mon pas au sien. Mon fourreau n’est plus qu’une mince pellicule que je rêverais d’arracher en d’autres circonstances. Mais déjà, la sortie se profile. Mon prisonnier penche sa tête vers la mienne et susurre à mon oreille :

— Aurai-je droit au baiser du condamné ?

Je m’écarte un instant. Un instant seulement. L’alcool emporte ses sens avec une rapidité déconcertante. J’en reste muette. Il en profite pour ajouter :

— Vous embrasser et mourir. Un programme alléchant pour cette fin de journée, non ?

Un rire franc que je croyais perdu au plus profond de mon ventre me submerge. Egor en profite pour poser ses lèvres sur les miennes. Frappée par le bond que fait mon cœur dans ma poitrine, je me fige. Mes mains se posent doucement sur son torse et je le repousse sans aucune conviction.

La lumière blafarde des lampadaires installés à l’extérieur nous ramène à la réalité lorsque la porte s’ouvre. Un hélicoptère stationne sur la grande place devant l’entrée du palais.

— C’est donc là que nos routes se séparent ? murmure Egor, le regard rivé sur la mort qui l’attend.

J’acquiesce sans avoir la force d’ajouter le moindre mot. Côte à côte, nous comblons les quelques mètres qui nous séparent de la sortie. Sur le seuil de la porte blindée, Egor observe l’hélicoptère qui offrira son corps aux nuages des Hauts Plateaux, tout à l’heure, comme le veut la coutume. Puis il prend une profonde inspiration avant de se tourner vers moi.

— Sachez que je ne vous en veux pas.

Il ajoute dans un sourire las :

— C’est notre destin, à nous les guerriers.

Je n’arrive plus à soutenir son regard. J’ai pourtant une dernière révélation à lui faire. Après une longue inspiration, je me lance :

— Je ne vous ai pas tout dit.

Face à moi, il reste immobile, suspendu à mes paroles.

— Vous n’êtes pas condamné à mourir.

— Quoi ?

— L’hélicoptère va vous ramener chez vous, parmi les résistants des montagnes.

— Hein ?

Dans un clin d’œil qui sort de très loin, je murmure :

— J’ai trop peu d’ennemis à ma hauteur pour les tuer tous.

Sans attendre sa réaction, je claque des doigts. Deux gardes l’entraînent vers l’appareil. Sonné, il se laisse faire, ses yeux toujours posés sur moi. Avant de s’engouffrer à l’intérieur, il s’écrie :

— Au fait, y avait-il un autre disque, tout à l’heure ?

Ne pas pleurer. Ma voix tremble un peu trop lorsque je lui réponds :

— Oui, il y en avait un autre.

— Et que disait cette autre chanson ?

Je lève les yeux sur le ciel étoilé et retiens un douloureux sanglot dans ma gorge.

— Vous le saurez si nos routes se croisent à nouveau.

Les portes de l’hélicoptère se referment sur son sourire. Et au fond de moi, une autre musique se met à résonner.

 

La non-demande en mariage de Georges Brassens. 

 

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