Un géant et un génie


Clint Eastwood ne s’était pas encore attaqué au thriller fantastique. C’est fait avec « Au-delà ». Et c’est bouleversant. A la différence de Kubrick qui filmait l’humanité à la hauteur de Dieu, Eastwood filme à hauteur d’enfant, de femme, d’homme. Rarement j’ai vu un metteur en scène avec une telle capacité à rendre attachant (ou haïssable) un personnage dès la première seconde, à saisir son vécu et à faire naître l’émotion avec autant de vérité et de délicatesse, sans pathos, sans voix off, sans verbiage, comme au temps du cinéma muet où tout se communiquait par l’image. Un plan sur un visage, une main, un œil, une nuque et tout est dit. Même Eisenstein et Chaplin n’avaient pas atteint une telle maîtrise. Troublant vraiment. Le petit jumeau anglais de « Au-delà », sorte d’Oliver Twist marqué par une vie difficile, filmé souvent de dos, va de l’avant, tenace dans sa quête. La journaliste française, souvent cadrée de face se prend en pleine figure un tsunami climatique et existentiel. Le voyant américain, souvent filmé de profil, porte sa malédiction sur ses épaules.

« Au-delà » aligne les scènes d’anthologie, celles du tsunami en Asie, de l’attentat dans le métro, de la dégustation culinaire les yeux bandés, de la course à la pharmacie… Certains plans contiennent plus de sens qu’un film entier. Celui où la maîtresse demande à Marcus d’enlever sa casquette alors qu’il est assis à côté d’une fillette en tchador. Celui où Marcus cherche des réponses sur l’au-delà et obtient en deux clics celles des deux principales religions monothéistes. Celui où Marie déboulonne l’icône Mitterrandienne, ce qui peut expliquer d’ailleurs l’accueil mitigé de certains critiques français trop politisés.


« Au-delà » va au-delà du discours cinématographique traditionnel ou fantaisiste sur la mort. Il nous touche, nous émeut, nous arrache des larmes et des sourires, nous plonge dans une certaine félicité. Car au bout du compte, c’est une leçon de vie universelle que nous offre Clint Eastwood. La dernière scène, réussie comme dans tous ses films, l’atteste : la mort ne concerne qu’une seule catégorie de gens, celle des vivants. Il ne fallait pas en attendre moins de la part d’un cinéaste immortel.

Le personnage joué par Matt Damon dit au sujet de sa clairvoyance : « Ce n’est pas un don, c’est une malédiction ». Clint Eastwood lui aussi a un don et c’est une bénédiction.

Mon deuxième choc en ce début d’année 2011est « Black Swan ». Signé par un cinéaste surdoué capable de s’attaquer à des sujets aussi peu hype que l’explication du monde par 3,14116, la dépendance sous toutes ses formes, la quête méditative millénaire vers la pureté absolue ou la fin pathétique d’un vieux catcheur.


Avec « Black Swan », Darren Aronofsky s’attaque au « Lac des cygnes » et au monde des ballerines pour en faire une sorte de « Carrie au ballet de New York ». Fabrication de la perfection par une mère qui veut voir sa fille devenir la danseuse qu’elle n’a jamais pu être. Quête de la perfection chez une danseuse étoile sous pression incarnée par une actrice qui, elle, a atteint la perfection, au sommet de son art : Natalie Portman. Elle est époustouflante et ne recule devant rien pour jouer la fracture de son personnage, y compris des scènes qu’elle aurait refusées de jouer il y a quelques années. Cette fusion d’autant d’art (cinéma, danse, musique, comédie) est vertigineuse.
Comme toujours chez Aronofsky, c’est très noir, très glauque, très intriguant, très déstabilisant, transcendant, radical. La première scène vous clouera au fauteuil, tout comme d’autres que l’on n’a pas l’habitude de voir au cinéma. Pas besoin de 3D ou d’effets spéciaux pour renforcer l’impact. La caméra filme les personnages de l’intérieur, tourbillonne et se fracasse avec eux, capte leur souffrance, leur intensité, leur exultation. Le cinéaste nous fait endurer leur parcours, de la même façon que nous avions vécu l’enfer de la drogue dans « Requiem for a dream ». Et c’est exténué et béat que l’on ressort de cette expérience ultime.

Assurément, 2011 commence très fort. La barre a été mise très haute.