True Detective : quand la série tv devient un art


Je ne suis pas un amateur de séries télévisées. Je n’aime pas ces personnages récurrents qui pointent chaque semaine dans notre salon pour assurer leur minimum syndical en moins de cinquante minutes. Je n’aime pas la construction artificielle de ces épisodes conçus pour être coupés par des écrans publicitaires. Je n’aime pas ces histoires formatées en fonction d’un cahier des charges qui dénie l’art et l’imagination sans pour autant que cela profite à un quelconque réalisme. Je n’aime pas les personnages des séries interprétés par des comédiens de télé. Je suis rarement allé au-delà d’un deuxième épisode d’une saison 1. Et je ne parle pas des séries françaises qui, elles, ont carrément cinquante ans de retard.

Je préfère le cinéma.

Sauf qu’à partir de 2001, des créateurs comme Joel Surnow, Robert Cochran, J.J. Abrams, Damon Lindelof, Gideon Raff, Howard Gordon et Alex Gansa changèrent la donne. 24 H Chrono, Lost, Fringe, Hatufim et Homeland me scotchèrent soudain au petit écran.

Depuis treize ans, je m’intéresse donc aux séries télé, d’autant plus que les scénaristes semblent avoir déserté le septième art. Elles me procurent plus de sensations que les films, à l’exception de quelques pépites comme Zero Dark Thirty, Capitaine Phillips, Prisoners, The Place beyond the Pines ou About Time pour ne citer que les plus récents.

Et puis vint True Detective.


Cette série m’attira grâce au casting. L’un des trois meilleurs acteurs du monde, je veux parler de Matthew McConaughey, avait accepté de jouer pour la télé ! Ce type incarne ses personnages à la manière de ces génies polymorphes sortis de l’Actor’s Studio. Son jeu a d’ailleurs quelques similitudes avec celui d’un autre géant, Paul Newman. Cette façon de jouer en dedans, de s’adresser aux autres sans les regarder, de s’accaparer l’espace avec désinvolture, de se métamorphoser. Face à une telle pointure, les créateurs de True Detective eurent la bonne idée de recruter Woody Harrelson et Michelle Monaghan.

La paire de personnages Rust Cohle et Marty Hart constitue le premier atout de cette « buddy serie ». Cohle est mystique, pessimiste, solitaire, introverti, obsessionnel. Hart est un père de famille, plouc, dragueur, solide, droit dans ses bottes. Mais ce qui frappe, c’est l’épaisseur du caractère de Rust Cohle royalement servi par MMcC. Du jamais vu dans une série ! Ses visions fantomatiques, son passé trouble, sa méthode implacable pour faire parler les suspects (il ne reste jamais plus de dix minutes dans une salle d’interrogatoire), sa métamorphose au fils des ans et ses tirades ontologiques alambiquées teintées de fulgurances philosophiques sur l’illusion de la conscience ou du temps nous laissent pantois.

Lorsque Marty, qui reproche à Rust d’être sur un piédestal, lui demande ce qu’il sait de cette assemblée de fidèles réunie sous une tente pour écouter le discours d’un prêcheur, il obtient cette réponse : « Observation et déduction. Je vois une tendance à l’obésité et à la pauvreté, un désir de conte de fée, des gens mettant leurs rares dollars dans des petits paniers d’osier qu’on leur passe. Il est évident que personne ici ne va désintégrer l’atome, Marty ».

Autre extrait : Rust et Marty roulent en voiture. Marty pose des questions à son partenaire pour essayer de le connaître un peu plus. Voilà ce que lui répond Rust : « Je crois que la conscience humaine est une tragique erreur de l’évolution. Nous sommes tous devenus trop conscients de nous-mêmes. La nature a créé une chose séparée d’elle. Nous sommes des créatures qui ne devraient pas exister naturellement. Nous sommes des êtres piégés dans l’illusion d’avoir notre propre personnalité. Cet accroissement des sens et des sentiments nous plonge dans l’assurance totale que nous sommes quelqu’un alors qu’en fait tout le monde est personne ».

Tête ahurie de Marty qui réplique : « Je n’irai pas raconter ces conneries si j’étais toi. Les gens d’ici ne pensent pas comme ça ».

Rust termine : « Je pense que la chose honorable à faire pour les espèces est de nier la façon dont on est programmé, d’arrêter la reproduction, de marcher main dans la main vers l’extinction, une dernière fois, frère et sœurs, en choisissant de renoncer à un marché de dupes ».

Après quoi Marty lui demande de la fermer.


True Detective commence par un générique hallucinatoire. Des images hypnotiques d’une beauté saisissante accompagnées par une musique country envoûtante (Far from any Road de The Handsome Family). En quelques secondes, nous quittons la réalité de notre salon pour celle écrite par Nic Pizzolatto et filmée par Cary Fukunaga. Le principal atout d’une bonne série, c’est son générique. Les producteurs de Amicalement Vôtre ne diront pas le contraire. Celui de True Detective est le meilleur que j’ai vu à ce jour. Il nous ouvre la porte sur la Louisiane, poisseuse, lourde, lancinante, marécageuse, fascinante. Pour une virée de huit épisodes au bout desquels la boucle sera bouclée.

Le scénario de Nic Pizzolatto est le troisième atout de True Detective. L’histoire est construite sur une double narration (deux époques : 1995 et 2012) enchâssant un récit fragmenté, des ellipses vertigineuses, des va-et-vient temporels et une pincée de contradiction entre ce que dit la voix off et ce que montrent les images. Au fil du récit, tout devient clair comme un miroir brisé où chaque éclat nous renverrait la vérité que nous ne voyions pas avant qu’il ne soit cassé. Cette mécanique sophistiquée permet de démultiplier les enjeux : Rust et Marty ont-ils résolu l’enquête en 1995 ? S’ils ont arrêté le coupable en 1995, pourquoi les interroge-t-on en 2012 sur cette affaire ? Le tueur court-il toujours ? Sont-ils suspects ? Pourquoi Rust et Marty ne se parlent plus depuis dix ans ? Pourquoi ont-ils quitté la police ? Et qu’est-il arrivé à Rust pour qu’il ait autant changé ? Telles sont les questions que l’on se pose parmi de nombreuses autres.

Le quatrième atout de True Detective est la réalisation de Cary Fukunaga. Il met cette histoire en scène comme un peintre japonais venu saisir l’âme de la Louisiane et surtout sonder la nature humaine. Fukunaga grave sur nos rétines des images terrifiantes et magnifiques, rythmées par des lenteurs et des accélérations. On se souviendra longtemps de l’apparition de ce « monstre » armé d’une machette, vêtu d’un slip, de bottes en caoutchouc et d’un masque à gaz se balançant sous son nez. On sera longtemps hanté par ce mystérieux « Carcosa » comme nous le fûmes par le Keyser Söze de Usual Suspects. On sera cloué à notre fauteuil par ce plan séquence virtuose de six minutes au cours duquel on assiste au braquage spectaculaire d’une planque de trafiquants de meth.


True Detective ajoute la dimension qui faisait encore défaut aux séries même les meilleures : la dimension artistique. True Detective est une œuvre d’art, dramatiquement, esthétiquement, musicalement. Du point de vue narratif et visuel, elle combine innovation et maîtrise totale. Une prouesse difficile à accomplir, même au cinéma. Cela grâce à un quatuor créatif qui a gardé le contrôle sur les huit épisodes du début jusqu’à la fin : Matthew McConaughey et Woody Harrelson devant la caméra, Nic Pizzolatto et Cary Fukunaga derrière.

True Detective fait entrer la série dans le domaine des arts majeurs alors que le cinéma est en train d’en sortir. Ces huit épisodes sont une expérience inoubliable pour le spectateur. Une véritable école pour un auteur. Un tournant dans l’histoire de l’audiovisuel.