Danse macabre par Mathilde Haccour

Au loin retentissaient les cloches de l’église qui marquaient ainsi le début d’une nouvelle journée. Le bourdon éclatait en mille tonnerres, faisant trembler au passage les fondations des maisons, tandis que tintaient les clochettes en un son léger comme du cristal. Guillaume et Perrine s’éveillèrent enveloppés du chant des carillons. Maître Guillaume s’habilla promptement pour se rendre, accompagné de son valet, aux étuves où il procèderait à ses ablutions matinales. Il était de ces personnes qui se contentent de bonheurs simples : un bain de vapeur avant de se faire raser et il pourrait s’adonner, comme de coutume, à son métier d’orfèvre. C’est par la grâce de son excellente réputation que Guillaume de Sauveterre avait rencontré son épouse Perrine. La demoiselle lui avait alors apporté une somptueuse parure, malheureusement tordue en raison d’une mauvaise chute, où trônait un rubis sans défaut orné de perles d’orient. Combien de fois avait-il remercié le sort de l’avoir ainsi guidée jusqu’à lui ? Ladite épouse était encore plongée dans la chaleur des couvertures de fourrure et de la courtepointe matelassée lorsqu’elle vit son mari quitter la chambre matrimoniale. Perrine attendait patiemment que son intendante remplisse sa baignoire en bois de merisier, tapissée d’épais draps afin d’éviter les échardes. Alors seulement elle pouvait commencer ses préparatifs, non sans avoir effectué avec gravité le traditionnel signe de croix du réveil. Perrine accueillit avec délice l’eau chaude et les parfums qu’elle contenait sur sa peau frissonnante. Malgré son âge plutôt avancé et ses nombreuses grossesses, son corps demeurait ferme et bien bâti, et nul cheveu blanc ne lui avait fait l’affront de sa présence. Assez grasse, les seins et les hanches alourdis par des années de maternité, Perrine de Hennebont n’en était pas moins charmante. Elle avait quelque chose de ces statues grecques dédiées à la déesse Aphrodite. Ses rondeurs et son visage plein de vie appelaient à être palpés et aimés autant que possible.

— Prend garde à ne pas mouiller le plancher ! sermonna-t-elle son intendante. Apporte-moi plutôt mes décoctions et mes huiles pour m’aviver le teint.

Perrine était très pieuse, ce qui s’accordait mal avec sa coquetterie. Tout en soignant son aspect extérieur, que ce soit avec des onguents, parfums ou parures, elle ne pouvait s’empêcher de se blâmer pour sa vanité. Néanmoins la vieillesse, et tout ce qu’elle annonçait d’autre, l’effrayait au plus haut point, ce qui l’empêchait de renoncer à ces vaines futilités. C’est pourquoi Perrine humecta un linge de linon avec un premier flacon, contenant une décoction à base de romarin, qu’elle tamponna sur son visage. Elle versa ensuite quelques gouttes d’huile de noyau de pêche sur ses mains, qu’elle frictionna vivement avant de masser ses joues et son front avec douceur. Pendant ce temps, l’intendante avait délayé du froment dans de l’eau de rose, histoire d’unifier le teint de sa maîtresse. Après tous ces préparatifs, Perrine s’examina longuement dans un petit miroir d’étain, tirant sur quelques rides ou soupirant de temps à autre. Sur sa peau lavée et séchée, elle enfila d’abord une chemise de soie et mis par-dessus une longue cotte doublée de fourrure – car nous étions en hiver –, qui serrait sa forte poitrine avant de s’évaser au niveau des hanches. Tandis que son intendante lui nouait les cheveux en un chignon composé de larges tresses qu’elle fixait avec une résille d’argent, Perrine attacha en conclusion une aumônière à sa ceinture brodée.

— Assez, déclara-telle. Il me faut maintenant retrouver mon époux et prier à l’église. J’en ai bien besoin !

Prise d’un nouvel élan de culpabilité pour ces vaniteux rituels du quotidien, elle était désormais pressée d’expier son narcissisme par quelques « mea culpa ». Au rez-de-chaussée attendaient ses trois plus jeunes filles ainsi que son fils cadet. Ses deux ainés étaient déjà à l’Université, où ils assisteraient à l’office du matin. Perrine traversa la cour, accompagnée de ses enfants, et se perdit quelque peu dans la contemplation de son jardin. Le vent s’était endormi, laissant danser la brume d’après la pluie. C’était un de ces froids matins d’hiver où l’on pouvait voir des feux de cheminée enflammer le ciel. Leur fumée flottait langoureusement dans l’air pour se mêler au vol des derniers oiseaux, ultimes spasmes de vie avant la venue de la neige. Mais les gerçures aux doigts et les bises glacées étaient déjà bien là. Les enfants s’agitaient, collant leurs lèvres à leurs mains en espérant gagner quelques secondes de chaleur. Les passants étaient raides et marchaient d’un pas vif, le dos rond et le visage perdu dans leur col. Maltraités par le froid, les arbres n’étaient plus que du givre enraciné. Le ciel avait la pâleur fine de l’argent, on l’aurait cru capable de craquer en lignes de faille au moindre coup de vent. La bise fouettait les mollets, grimpait sournoisement sous les jupons pour s’infiltrer tout en frissons et tremblements sur votre peau. Fallait-il donc toujours passer par là ? La venue de l’hiver rappelait à Perrine qu’elle était au crépuscule de son existence. Elle aurait voulu pouvoir faire perdurer le beau temps et sa jeunesse avec. Elle aimait voir naître des arbres du sein de la terre ouverte. Elle aimait la chaleur de l’astre du jour et la profusion de vie qu’elle pouvait apporter. Tristement, Perrine jeta un dernier regard à sa maison, rue des Poissonniers. Le jour cru tombait dans la cour pavée, dépourvue d’animation. « Allons, il est temps de se rendre à la messe ! », pressa-t-elle sa progéniture. Se retrouver devant l’église, fourmillante de passants et d’activité, chassa quelques peu ses idées noires. Les cloches appelaient les fidèles à grands cris.

— Maman, qu’est-ce que cela représente ? demanda abruptement sa cadette.

Perrine tourna mollement son regard vers les fresques de l’église que sa fille pointait du doigt. Un frisson la traversa.

— Une danse macabre.

— Je ne comprends pas, maman.

Évidemment ! À l’âge des rires et des menus secrets qui caractérisent le monde clos de l’enfance, que peut-on savoir de la mort ? Comme elle enviait cette insouciance… Perrine hésita un instant, se balançant d’un pied à l’autre comme si le pour et le contre se trouvaient dans ses souliers de cuir. Par une espèce de pulsion morbide, elle ne pouvait empêcher ses yeux de dévier vers les fresques, tout en se blâmant de l’avoir fait après coup. On y voyait des cadavres décharnés à la peau tannée comme le cuir et des squelettes aux orbites remplies de vers danser avec des vivants en une terrible farandole. Les vifs semblaient tantôt vouloir s’en échapper, le regard désespéré, pointant un doigt tremblant vers un autre horizon, tantôt trop envoûtés par la musique des morts que pour y penser. Au-dessus de tout cela planaient les vers déclamés par la Faucheuse, menaçants, accusateurs voire même sarcastiques. Ils étaient suivis par de pauvres suppliques humaines, remplies de remords et mendiant la pitié. « Juste quelques jours de plus à vivre », semblaient-ils quémander. Mais la Mort entraînait tout le monde dans sa danse, où se mêlaient hommes et femmes, fussent-ils papes ou reines, riches ou pauvres, fous ou savants, et cela continuait jusqu’au nouveau-né innocent. La Mort n’avait que faire de ceux qu’elle emportait. Elle se tenait victorieusement au milieu de la scène, jouant d’un diabolique instrument qui vous entraînait inéluctablement dans une ronde mortelle. Perrine pouvait presque entendre la complainte des mourants retentir dans l’église. L’auteur de la fresque avait conclu sa danse macabre par ces quelques mots gravés dans la pierre :

« Je fis de Macabre la danse,

Qui tout gens mène à sa trace

Et à la fosse les adresse

Car en tout climat

Sous tout soleil

La Mort t’admire en tes contorsions

Risible Humanité »

Perrine fut à nouveau happée par la vacuité de sa vie. Elle se disait que nous étions tous destinés à mourir, sans exception, et que notre seul espoir résidait en une vie responsable et pieuse. Elle pouvait bien tenter d’éloigner les rides de son visage et la décrépitude de son esprit ! Son combat était perdu d’avance. Eût-elle été en de meilleures dispositions, Perrine se serait contentée de préserver la candeur de sa cadette en éludant sa question. Mais il n’en était rien, et des pensées morbides se bousculaient dans sa tête depuis déjà un certain temps. C’est pour quoi elle expliqua tout et sans détours à la jeune Clémence. Elle conclut sa terrible tirade en lui montrant la Mort Victorieuse.

— Il n’y a rien de pire que cette Faucheuse ! Elle se promène une fois la nuit tombée, tuant tous ceux qui ont le malheur de croiser son chemin, chargeant ensuite les corps sur sa charrette grinçante… pour les chanceux ! Les autres seront emportés dans sa danse folle jusqu’à mourir d’épuisement.

— À quoi ressemble la Faucheuse ? demanda la jeune Clémence avec une soudaine gourmandise.

— C’est la créature la plus effroyable que l’on puisse concevoir : imagine-toi un cadavre en décomposition qui se serait enveloppé de bandelettes de ci et de là pour éviter à sa chair de se décoller. De loin nous pourrions la prendre pour un vieil homme un peu voûté, avec sa longue cape noire comme un ciel sans lune qu’elle porte pour se cacher dans la nuit. Mais son visage dépourvu de nez et sa bouche grimaçante sont reconnaissables entre mille ! Sans parler de ces deux petites flammes blanches qui luisent au fond des trous qui lui servaient autrefois d’yeux…

— Vous l’avez déjà vue, maman ?

— Seigneur, bien sûr que non ! se récria Perrine. Sinon je ne serais pas ici pour t’en parler !

— Pourquoi la Faucheuse tue-t-elle les gens ?

— Pourquoi ne le ferait-elle pas ? C’est l’ouvrière de la mort, elle n’a pas besoin de justification. Les choses sont ainsi faites.

Les paupières de Clémence se mirent à battre comme deux pétales. Pour la première fois, il lui semblait qu’elle voyait vraiment son église. Tous ses ornements, à l’exception de la fresque du Triomphe de la Mort, étaient défraîchis. Les pierres qui composaient la bâtisse n’avaient que trop subi les assauts du temps, ce n’étaient désormais plus que des pitoyables cailloux érodés aux fissures remplies d’une mousse verte. Ce lieu sans éclat blessait l’œil et même le plafond paraissait s’affaisser sous les coups de la désolation. Dans pareille église dégénérée, Dieu ne pouvait être qu’absent. Un maigre rayon de lumière traversa alors un vitrail émaillé, léchant le visage de la Mort d’une flammèche rougeoyante. Ses yeux vides semblèrent soudainement prendre vie pour fixer Clémence. La petite se sentit transpercée par ce regard. Émerveillée, elle se plaça entre le mur et la fenêtre, de sorte que son ombre puisse se fondre sur l’image de la Faucheuse. Le corps baigné d’une lumière rouge sang, la petite leva les bras pour imiter le mouvement d’une faux. Au dehors, les fidèles continuaient d’accourir dans l’église. L’immense porte en bois émettait un grincement menaçant, qui n’était pas sans rappeler celui d’une vieille charrette en bois.

Durant les mois qui suivirent, la famille de Clémence fut frappée d’une incroyable malchance. Arthur, le fils cadet, se noya dans le fleuve qui contournait la Grande Place. Les jumelles, Jehanne et Flore, tombèrent toutes deux d’une fenêtre de la maison. Si Flore fut tuée sur le coup, Jehanne agonisa plusieurs jours durant avant de succomber à ses blessures. Puis vint le tour de Perrine. Tout à coup, elle se retrouva tenaillée par de telles bouffées de chaleur qu’elle se mit à transpirer de manière ahurissante. De la salive s’écoulait sans cesse de sa bouche, de sorte que les médecins pensèrent d’abord à la rage. Les yeux écarquillés et les pupilles dilatées, Perrine gisait dans le lit matrimonial, les membres lentement gagnés par la paralysie. Quelques jours après ces premiers symptômes, les mouvements de sa poitrine se figèrent et Perrine de Hennebont s’arrêta tout simplement de respirer. C’est à cet instant que l’intendante remarqua les fleurs séchées posées à côté de la défunte.

— Maître Guillaume, savez-vous qui a apporté ce bouquet ? s’enquit-elle.

— Il me semble que c’est Clémence. La petite l’avait cueilli dans les bois et offert à sa malheureuse mère il y a quelques jours.

— Ce sont des « capuches de moine » ! Un simple contact avec ces fleurs suffit pour vous faire passer de vie à trépas ! N’y touchez pas, je vous en conjure, c’est une chance que personne d’autre ne soit tombé malade ! Quand je pense à la pauvre Clémence qui s’imaginait contenter sa mère… Je l’avais pourtant prévenue de ne pas cueillir n’importe quoi ! Dieu merci, il ne lui est rien arrivé. Sans doute devait-elle porter ses gants ce jour-là. Mais peut-être vaudrait-il mieux ne rien lui en dire, elle risquerait de s’en vouloir inutilement…

— Néanmoins, maintenant que je suis veuf et seul à gérer mes affaires, je ne pourrais continuer à m’occuper d’elle. Mes ainés sont tout à leurs études et ne me seront d’aucune aide pour l’instant. Mieux vaut pour Clémence qu’elle aille vivre chez ma sœur quelques temps. Vous la conduirez chez elle dès demain. Il faudra vous armer de patience et d’une bonne nuit de repos, la route sera longue.

 

Margot sortit de sa chaumière, alertée par un bruit de sabots. Toute en essuyant ses mains enfarinées sur son tablier, elle observait la petite voiture à deux roues avancer. Ce n’est que lorsqu’elle se fut rapprochée que Margot put distinguer l’intendante qui pendait, immobile, le flanc appuyé sur le rebord de la charrette. Un de ses bras se balançait au rythme du trot des chevaux.

— Ma nièce ! s’écria-t-elle, qu’arrive-t-il à cette femme à la bouche remplie de salive et de miettes de biscuit ?

— C’est que, ma tante, je l’ignore ! Elle mangeait d’un gâteau que je lui avais confectionné pour rendre son voyage moins rude, et voilà qu’il lui prend de mourir…

— Quel voyage, ma pauvre petite ! Votre famille n’est décidément pas épargnée par le sort ! La malheureuse se sera sûrement étouffée… Allons n’en parlons plus, entre et viens te mettre à l’abri.

Le temps de s’installer et Clémence se réchauffait déjà devant une soupe au pissenlit fort fade, dans laquelle flottaient des légumes bouillis en tous genres.

— Ton pauvre père n’a plus la force de s’occuper de toi, mais ici tu ne manqueras de rien ! Et ton aide sera la bienvenue pour entretenir cette maison. Que dirais-tu d’apprendre à cuisiner ?

— J’adorerai ma tante ! Je sais déjà faire les gâteaux, si vous me le demandez j’en cuisinerai autant que vous le voudrez !

Clémence se révéla posséder un talent remarquable pour la cuisine. Sa tante alla même jusqu’à décider qu’elle serait seule à s’occuper des repas, tant les siens étaient exquis. Rapide et adroite, elle maniait les aliments comme un maréchal-ferrant, ses outils. Son palais était d’une sensibilité telle qu’il lui permettait de déceler la plus petite feuille de sauge dans une immense casserole de soupe. « Quel bonheur de l’avoir à mes côtés ! » se répétait la Margot vieillissante. Clémence était une cuisinière-née et s’épanouissait devant ses fourneaux. Ses prunelles attentives, claires comme un ciel d’après la pluie, couvaient d’un regard énamouré sa chère cuisine sans pour autant trahir grand-chose de ses pensées. Sa silhouette de jeune fille s’était arrondie, et sa gorge ronde et sa taille fine provoquaient désormais l’intérêt des hommes du village. Sa longue chevelure noire se répandait en boucles caressantes sur ses hanches, flattant son dos et ses fesses en un balancement hypnotisant. Malheureusement, cette charmante routine n’était plus destinée à durer très longtemps. Un jour, alors que Clémence était en train d’expérimenter une nouvelle recette de biscuit, le fils du cordonnier passa devant sa fenêtre, par un hasard un peu intentionnel, pour la saluer.

— Bonjour, Arnauld, fit Clémence d’une voix de sucre et de miel. Je viens de faire une fournée de biscuits pour ma tante qui est partie faire des courses en ville. Voudriez-vous en goûter un et me donner votre avis ?

Charmé par cette belle jeune fille ainsi que par l’odeur de caramel qui embaumait l’air d’une exquise enveloppe sucrée, il ne put qu’acquiescer.

— J’y ai mis un secret, pourrez-vous le deviner ?

— Mmh… des fruits confits ?

— Essayez encore !

Malheureusement le jeune homme n’eut pas le temps de chercher plus loin. Sa bouche se mit à produire de la salive en abondance et son visage à s’enflammer, tandis que son corps s’arquait violemment. Il ne put que s’appuyer faiblement sur un mur, au bord de l’évanouissement. Clémence se pressa de le rejoindre pour lui apporter son aide, mais le temps qu’elle parvienne dehors, il était déjà mort. C’est ainsi, penchée sur un corps sans vie, que sa tante trouva Clémence.

— Ma nièce, que s’est-il passé ?!

— Le malheureux s’est effondré devant moi, on dirait qu’il a été foudroyé sur place ! Je n’y comprends rien… Il faut vite aller quérir un médecin, ma tante !

— Ce n’est plus la peine, le médecin le plus proche est à une bonne heure de marche et il ne respire déjà plus. Nous devrions plutôt l’amener chez ses pauvres parents.

— Et si vous commenciez par vous reposer, chère tante ? Passer la journée à faire les courses en villes ainsi doit vous avoir épuisée ! Sans parler du choc que vous venez d’avoir… Pourquoi ne pas d’abord vous asseoir et goûter un de mes biscuits avant de nous mettre en route ? J’y ai mis un ingrédient secret…

 

Clémence mélangeait soigneusement ses zestes et ses quartiers d’orange épépinés dans une grande marmite, tout en y ajoutant du miel et un peu de l’alcool apporté par son visiteur.

— C’est très généreux d’avoir pensé à moi ! Pour vous remercier, je vous laisserai repartir avec quelques pots de ma confiture. 

L’intéressé se contenta de hocher gravement la tête. La jeune femme n’en perdit pas sa bonne humeur pour autant, continuant de s’affairer sur sa préparation. Après avoir soigneusement retiré l’écume du mélange, Clémence le versa dans des bocaux de verre qu’elle scella à l’aide d’une tige de métal. Une délicieuse amertume flottait dans l’air, adoucie par l’odeur du miel et du rhum qui s’y mêlaient.

— Comment allez-vous Clémence ? Depuis la mort de Margot, je me fais du souci pour votre sort. C’était une femme serviable et une excellente amie, je me sentirais coupable si sa propre nièce se retrouvait dans le besoin…

— Il est vrai qu’elle m’a quittée si rapidement, la malheureuse ! J’ai cru pouvoir la sauver en demandant de l’aide au prêtre du village qui, dit-on, est un peu médecin. Mais lorsqu’il l’a examinée, il n’a fait que soupirer, tracer un signe de croix sur son front en prononçant quelques mots, puis repartir comme si de rien n’était ! Et ce pauvre Arnaud qui a fait une mauvaise chute en essayant de m’apporter son aide…

— Qu’allez-vous faire à présent ?

— Je compte quitter la maison dès que j’aurai trouvé du travail ailleurs. Je n’aime pas rester seule ici. Ce n’est plus pareil sans ma pauvre tante et la solitude me pèse.

— Vous pourriez devenir notre cuisinière. J’ai cru comprendre que vous étiez très douée. Notre précédente employée ne nous convenait pas et, depuis la naissance de notre cinquième enfant, mon épouse est débordée…

Quelques jours plus tard, Clémence emménageait chez le boucher du village. Si la partie la plus sanglante du travail était réservée à son employeur, la jeune fille devait tout de même s’occuper du fumage, de la salaison ou du saumurage de la viande, ainsi que préparer les repas pour la famille et s’assurer que les cinq enfants ne manquent de rien. Clémence passait le plus clair de son temps à s’activer en cuisine, mais le résultat était toujours très impressionnant et ne manquait jamais de flatter délicieusement les papilles. La jeune cuisinière avait pris l’habitude d’ouvrir chaque repas avec des confiseries épicées de gingembre ou d’anis, qu’elle enrobait d’une fine couche de miel. Sa créativité commençait à émerger lors de la préparation du plat de consistance : tourte de poisson aux figues, pâté de veau aux raisins secs, chapon bien gras à la sauce blanche parsemé d’amandes, gravé d’écrevisses, agneau rôti au sel et civet de lapin aux épices devinrent les meilleurs compagnons de la famille. Le dessert était toujours très attendu et source d’agréables surprises : tantôt des dragées accompagnées d’hypocras et de fromage, tantôt une délicieuse tarte aux mirabelles venaient réjouir les palais. Tout le monde était comblé par l’acquisition de cette nouvelle cuisinière. Les enfants adoraient cette femme douce et attentionnée, les parents se réjouissaient de l’aide au combien précieuse qu’elle leur apportait… Clémence était un cadeau du ciel !

 

La nature enfantait, le monde s’animait. La terre ouvrait ses entrailles aux semences des fruits pour les faire jaillir en fleurs et jeunes pousses. Les oiseaux reprenaient voix tandis que le vent tiédissait l’air de sa douce haleine. Le fleuve d’argent désormais dégelé pouvait à nouveau couler sur les rides de la montagne. Cambrant son ventre liquide sous le ciel, l’eau semblait pressée de rejoindre son amant ensoleillé. Leur embrassade n’aurait lieu qu’à la tombée du jour, avec pour seul témoin, une saignée rouge au loin, suivie d’un soupir d’apaisement. On voyait de nouveau apparaître cet horizon de fraîcheur et de volupté typique de ces nuits de printemps, où tombent les derniers souffles du vent et apparaissent les premières étoiles. Le gris du ciel d’hiver pouvait se faire remplacer par le rose de l’aurore printanière. C’était l’époque des bains tièdes de lumière et des traînées d’or du soleil... sauf pour le petit village où résidait Clémence, frappé par une mystérieuse épidémie. Les symptômes demeuraient toujours les mêmes : hypersalivation, bouffées de chaleur et lente paralysie des membres. La famille du boucher fut la première à succomber. La pauvre Clémence courrait dans tous les sens pour tenter d’apaiser les maux de ses malades. Elle était si dévouée qu’elle prenait grand soin à ne rien manger ni boire de ce qu’elle leur donnait. Mais rien n’y fit : l’épouse du boucher et ses cinq enfants périrent tous en moins d’un mois. Le malheureux homme restait assis sur son lit vide, le regard perdu et marmonnant quelque chose comme « impossible… impossible… ».

— C’est incroyable, déclara un jour le médecin à Clémence, sa femme et ses enfants n’ont pas survécu et mes soins ne leur ont été d’aucun secours, mais ni vous ni votre maître n’avez été touchés ! Quel genre de maladie cela est ?

— Évidemment, grommela l’intéressée dans sa barbe, si j’avais su qu’il n’aimait pas le pigeon, je lui aurai cuisiné autre chose… Et maintenant voilà des jours qu’il refuse d’avaler quoi que ce soit !

— Vous disiez quelque chose ?

— Je dois encore m’occuper de la salaison du porc, mon maître a d’autres soucis en tête pour l’instant et je ne peux pas me permettre de perdre encore plus de temps. Veuillez m’excuser. Clémence s’occupa de préparer les viandes le reste de la matinée, qui furent ensuite vendues à la boutique. Le soir même, le boucher eut droit à du porc au lait agrémenté d’amandes pilées et de pruneaux. Il succomba à la même maladie que sa famille deux jours plus tard. Étrangement, ses clients se mirent à souffrir des mêmes maux et le village fut bientôt pratiquement vide.

 

Clémence marchait sur un petit sentier de terre battue, le même qu’elle avait emprunté quelques années plus tôt aux côtés de son intendante. L’épaule chargée d’un unique petit sac de tissu, contenant quelques aliments pour la route et un flacon de racines de capuches de moine, elle s’en allait d’un lent et sensuel balancement des hanches. Elle se retourna pour admirer le village désert, un étrange sourire sur les lèvres et le sentiment d’avoir accompli quelque chose. « Un mauvais ange vous a mis sur mon chemin, braves gens. Mais au moins aurai-je connu l’heur de compter pour vous, n’est-ce pas ? ».

 

— Keuhâ ! Euârk ! Aaargh !

— Mmh, est-ce que la respiration qui suit la quinte de toux ressemble au chant du coq ? Si oui c’est assurément la coqueluche, il suffit alors de…

— Je suis formel, on ne peut rapprocher cette toux d’un « cocorico » ! Nous devrions plutôt chercher du côté des humeurs corporelles.

— Cela pourrait tout aussi bien être une nouvelle épidémie de choléra !

— Ne soyez pas ridicule, cher confrère. Les vomissements y sont, mais pas la dysenterie !

— Peut-être serait-ce une maladie des poumons… Je recommande une décoction de fleurs de bourrache.

— À moins que ce ne soit la rage ?

— Et si c’était la peste pulmonaire ?

— La malade ne présente aucun bubon. Et si c’était le cas, le maître des lieux et la cuisinière seraient également touchés, or ils sont en excellente santé.

— En tout cas, c’est fort généreux à elle de nous avoir préparé cette soupe de carottes ! Mais quel est cet arrière-goût acidulé ?

— De l’orange me semble-t-il.

Dans sa nouvelle cuisine, Clémence servait du même potage à son maître presque veuf tout en le réconfortant de quelques paroles apaisantes. Jehan le Fromentin porta faiblement une cuillère de soupe à sa bouche, mais sa main tremblait si fort que tout le liquide se répandit sur la table. La jeune fille retenait son souffle, attendant le moment fatidique. Son maître réitéra sa tentative. La cuillère n’était plus qu’à quelques centimètres de ses lèvres lorsque des gémissements retentirent dans la pièce d’à côté. Brusquement sorti de sa torpeur, Jehan se redressa, envoyant valser son bol de soupe pour se précipiter vers les cris. « Diable ! Il s’en est fallu de peu », ronchonna la cuisinière sur les talons de son maître. Autour du lit de la mourante se trouvaient les trois médecins bien mal en point. Jehan, qui avait d’abord cru que les plaintes venaient de sa femme, s’était précipité sur elle. Mais voyant son corps immobile et les trois moribonds qui se tordaient de douleur, il quitta la pièce à toute allure.

— Il faut s’en aller, Clémence, sinon nous allons tous périr ! Le mal se propage à grande vitesse, ne restons pas là !

La jeune femme tenta de le convaincre de se calmer et d’avaler quelque chose pour s’éclaircir les idées, mais rien n’y fit. Le Fromentin, aussi âgé fut-il, ne s’était pas encore résigné à trépasser. Un goût d’inachevé fit plisser la bouche de Clémence en une petite moue inhabituelle.

— On ne va tout de même pas s’arrêter en si bon chemin ! s’écria-t-elle pour elle-même.

— Ne soyez pas têtue, vous voyez bien qu’ils sont tous condamnés, nous devons fuir !

Clémence saisit alors l’assiette en terre cuite que son maître avait renversée et la fracassa contre son crâne. Ne le voyant qu’à moitié assommé, elle renversa sa casserole de soupe bouillante sur le pauvre homme qui hurlait. Des cloques bourgeonnèrent sur sa peau rougie.

— Tout de même, vous voyez ce que vous m’obligez à faire ! Quel travail d’amateur ! Ah ça, moi qui m’était promis d’user de plus de délicatesse depuis que j’avais découvert la capuche de moine… J’en reviens aux méthodes de mes débuts, dont j’usais sur mes frères et sœurs ! Quel gâchis…

Elle qui avait le goût du travail bien fait, voilà vers à débordements Clémence avait été conduite. Définitivement vexée, elle décida d’abandonner le Fromentin à ses blessures. La cuisinière rangea calmement ses affaires dans une petite charrette en bois, sans même jeter un regard au malheureux qui se tordait de douleur sur le sol. Mais au moment de partir, Clémence de Sauveterre se pencha sur Jehan et murmura à son oreille.

— C’est la Mort qui te parle. Quiconque croise mon chemin est condamné à mourir. Ma seule ambition est de nuire à l’humanité, et armée de ma faux que je planterai dans votre cœur, je compte bien y parvenir ! Ce n’est pas de la méchanceté quand je vous assassine, c’est le devoir. Bien sûr, il y en a certains pour qui cela me fait plus plaisir que d’autres, mais la Grande Faucheuse entraîne toutes gens dans sa ronde. Crève sale mortel, et reçois l’assurance de mon absolu dégoût.

Clémence tourna alors les talons et s’en fut, murmurant au vent quelque chose comme « Quand je pense que je viens à peine de commencer ! Ah, tous ces gens qu’il faut encore rencontrer »

 

Mais les temps s’annoncèrent rudes et le travail manquait, même pour la Faucheuse. Clémence eut beau aguicher les maisonnées avec ses compotes de pommes et autres mets savoureux dont elle avait le secret, personne ne voulait d’une cuisinière. Il faut dire que les rumeurs de villages évaporés, aux habitants partis en fumée, précédaient la jeune femme. On parlait tantôt de brigands meurtriers, tantôt d’une mystérieuse maladie qui se propageait par le toucher, mais le résultat demeurait le même : on ne voulait pas d’une inconnue chez soi. Devoir passer sa route en laissant toute cette vie derrière elle faisait énormément souffrir l’ouvrière de la mort. Elle se sentait humiliée, meurtrie au plus profond d’elle-même. Si elle ne pouvait plus poursuivre sa mission, sa vie n’avait plus aucun sens ! Clémence commença à bâcler son ouvrage, distribua sa nourriture empoisonnée aux animaux des fermes, espérant faire crever de faim les éleveurs, ou égorgea les pauvres hères qui avaient le malheur de croiser sa route. Mais le temps passait et même le simple droit d’entrer dans les villages lui était refusé. Il faut dire que Clémence faisait désormais peur à voir : sa longue chevelure emmêlée se répandait dans son dos comme une immense cape noir. L’errance et le temps passé loin de sa chère cuisine l’avaient considérablement amaigrie. Son teint était devenu blafard, ses tendons et ses os saillaient dangereusement, comme prêts à déchirer sa peau. L’amertume de ne plus pouvoir remplir son devoir avait assombri ses yeux, à présent profondément enfoncés dans leurs orbites, et pincé ses lèvres en un rictus mauvais. Deux petites flammes blanches qui suintaient la colère s’allumaient parfois dans son regard quand de sombres pensées le traversaient. Dégoûtée par cette humanité qui ne voulait plus se laisser tuer, Clémence décida de la fuir. Pour la première fois, elle se retrouva vraiment seule. Perdue au milieu des bois, elle commença à réfléchir. Et fut prise d’une soudaine lassitude. Qu’il était éprouvant d’être l’ouvrière de la mort ! Pas d’attaches, jamais de repos… Quelque chose à l’intérieur d’elle voulait tout arrêter. Il y avait comme un aimant qui pointait dans son ventre, attiré par le pôle magnétique de la plus grande solitude possible. La jeune fille se mit à éviter toute forme de vie, coupant à travers champs et montagnes pour fuir sa terrible vocation. Voyageant vers on ne sait où, dormant nulle part, le néant l’emplissait toute entière. En vérité, elle avait envie de mourir elle aussi. C’est une nuit, alors que Clémence s’était assoupie dans une grotte, qu’elle trouva le calme. L’endroit était si étroit que les parois rocheuses enserraient ses épaules. Couchée à même le sol, les bras croisés sur la poitrine, elle s’abandonna totalement pour ce qui lui semblait être la toute première fois. Elle se dissolvait en elle-même, anéantissant la moindre de ses sensations pour ne plus faire corps qu’avec la pierre morte. C’était à peine si elle respirait, à peine si son cœur battait, à peine si elle vivait. Pourtant, ainsi emplie des bruits de la nature et des frémissements du sol, Clémence ne s’était jamais sentie aussi heureuse. Elle pouvait enfin savourer sa propre existence, baigner dedans sans que rien ne l’en détournât. Et elle la trouva merveilleuse. Le royaume de son âme s’étendait à perte de vue, et elle pouvait enfin prendre le temps de l’explorer. Plongée dans une telle ascèse, non pas pour des raisons théologiques mais par une motivation purement personnelle, Clémence se serait laissé mourir s’il n’était advenu quelque chose. C’était un de ces événement qui ne se produit pas seulement à l’extérieur, mais à l’intérieur de vous. La saison s’attristait, les espoirs tombaient un à un comme autant de feuilles mortes. Avec la lumière fuyaient les ans et l’insouciance. La vie se glaçait en même temps que les rivières. Une vague de froid inonda la forêt, raz-de-marée qui atteignit même le ciel pour le figer en une plaque d’acier. Les cours d’eau gelèrent, veinant le sol d’un réseau de fils de fer aussi translucides qu’un miroir. Les arbres se métamorphosèrent en bouquets de neige tandis que les animaux se glacèrent d’un seul coup. Il pleuvait des oiseaux et des écureuils morts, qui explosaient au contact du sol comme des morceaux de cristal. Toute l’animation de la forêt s’était tue d’un seul coup. Il faisait étonnamment calme pour une telle hécatombe. C’est que la neige étouffait les bruits de mort. Un matin, lorsque Clémence ouvrit les yeux, elle ne pouvait plus bouger. Elle s’était transformée en statue de glace. Des larmes roulaient de ses yeux pour rebondir sur le sol comme un collier de perles cassé. Elle allait mourir ici, comme n’importe quel humain. Mais elle refusait d’admettre cette évidence. La mort, c’était bon pour les gens normaux. C’était à elle de décider qui devait vivre ou non. Brusquement, quelque chose enfoui au fond de sa mémoire refit surface. Clémence se rappela soudain de sa mère et ses histoires. Ses peurs, ses nuits blanches à traquer rides et cheveux blancs. Sa mère n’était qu’une femme parmi d’autres, pour qui la mort ne pouvait en aucune façon être un plaisant sujet de conversation. C’était au contraire une de ces choses lugubres et macabres, auxquelles on ne pense que si on y est confronté. Immergée dans les plaisirs de ses sens, la mère de Clémence refusait tout bonnement d’imaginer que ces gratifications pourraient se terminer un jour ou l’autre. Et durant un certain temps, Clémence avait pensé la même chose, s’insurgeant devant une telle abomination que représentait la mort. Quelle farce pouvait donner naissance à des hommes et des femmes, prêts à accomplir de grandes œuvres, et finalement les laisser gisant, un corps froid et dénué de vie pour seul témoin de leur passage ? Quel monstre pouvait fermer des yeux pétillants de joie et d’amour pour les rendre à jamais immobiles et absents de tout éclat de vie ? Clémence se rappelait encore le temps interminable qu’elle avait passé à observer le soleil filer, les heures s’enfuir et les grains du sablier s’écouler… elle avait calculé les choses avec minutie, essayant de diviser le temps en présent, passé et futur comme le faisaient les historiens dans les livres de son père. Mais chaque instant lui échappait, se fondant dans le suivant en un flux continu, et au moment même où elle énonçait à haute voix « ceci doit être le présent », ses paroles étaient déjà passées, disparues. Ça la rendait folle. Constamment, le présent devenait le passé, tandis que le futur s’infiltrait dans le présent. Sa vie lui évoquait une cascade de secondes, d’heures et d’années, s’écoulant de toutes parts sans qu’elle ne puisse rien faire pour l’arrêter. Alors Clémence tentait d’oublier tout ceci en profitant de joies simples de son existence, chassant ses idées noires dès qu’elles se présentaient. Mais tout avait changé lorsque sa mère lui avait parlé de la fresque. La contemplation de la Mort, sans tabous, sans détours, l’avait purgée. Libérée de l’avidité des sens, de la vanité et des fausses valeurs familiales, Clémence avait senti quelque chose s’équilibrer en elle. Elle se sentait remplie de force, l’esprit ferme et non plus vagabondant de ci et de là, sans aucun but. Sa vocation lui était soudainement apparue. Elle se sentait investie d’un immense pouvoir, d’une force conférée par la Mort elle-même. Comme si elle la récompensait d’avoir enfin osé la regarder en face, la Faucheuse lui avait confié un secret. Pour vivre réellement, il fallait contempler la mort droit dans les yeux et l’accepter dans toute sa plénitude. Mieux encore, il fallait devenir son ouvrière sur cette terre. Et cette grotte dans laquelle Clémence se trouvait, semblable à un tombeau, lui rappelait tout ceci. Beaucoup de gens refusent de mourir, persuadés qu’ils ont encore quelque chose à accomplir ici-bas. Mais en repoussant cette évidence, ils se privaient d’un savoir infiniment précieux. Si l’heure fatidique tombe et que la Mort apparait, c’était précisément à cause de ce manque d’intelligence, de cette peur irraisonnée. La Mort vient comme une importune seulement si nous ignorons le temps qui s’écoule. Dans ce monde où l’on veut croire aux plaisirs sans fins, habiter et vivre son temps n’a jamais été fait. C’était le secret découvert par Clémence. En acceptant pleinement la Mort, elle était devenue son immortelle représentante sur terre. Si elle abandonnait son sacerdoce, elle en mourrait. Cette certitude la remplit d’un courage foudroyant. Il lui fallait montrer au monde qu’elle était là, qu’elle était quelqu’un et qu’elle comptait bien poursuivre ses œuvres. Clémence se débattit comme une enragée, soufflant, contractant le moindre de ses muscles qui lui répondait encore pour gagner ne serait-ce qu’une minuscule parcelle de chaleur. On pourrait croire que le temps s’était refroidi avec sa volonté, car lorsque Clémence fut bien décidée à poursuivre sa route, l’hiver sembla reculer devant la chaleur de son envie de vivre. Profitant de ce léger réchauffement de l’air, la jeune fille fila hors de sa grotte, saisit sa vieille charrette au bois gonflé d’humidité et reprit sa route comme si de rien n’était. On n’arrête pas l’ouvrière de la mort si facilement. Ignorant le fourmillement de ses jambes ou les crevasses sur sa peau, Clémence marchait d’un pas résolu tandis qu’un inquiétant grincement retentissait à ses oreilles. « Ça ne peut être une voiture, je l’aurais entendue venir de loin, et il n’y a pas âme qui vive ici ». Le son était de plus en plus fort, on aurait dit qu’il se rapprochait. « Ma parole, on dirait le chariot de la Mort ! ». Le crissement atteint une octave si aigüe que Clémence n’y tint plus. Effrayée, elle se retourna brusquement, prête à faire face à ce qui se présenterait. Mais le bruit s’était arrêté. « Ah non, c’était moi ».

 

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