Pills

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Jolie découverte aujourd’hui à la bibliothèque, Pills, récit SF en un unique volume portant sur l’usage de drogues quelque peu particulières, publiée chez KSTR fin 2010, maison d’édition remarquable par son souci de publier de la bd réellement contemporaine !

Les deux auteurs, Antoine Ozanam pour le scénario et Guillaume Singelin pour les dessins et couleurs, ont - je trouve - réussi une œuvre sinon frontalement originale du moins d’une grande cohérence, aux influences très bien maîtrisées. De la bd SF française comme on aimerait en lire plus.


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Petit résumé… Une étudiante en journalisme à Paris prend pour sujet les nouvelles drogues autorisées par le gouvernement. L’expression « faire planer » n’est plus là un vain mot. Ces drogues provoquent des effets tant sur l’usager que l’entourage ( !), dédoublement du corps, passage à travers les murs, envol dans le ciel, etc.

Se retrouvant en banlieue après avoir absorbé du Diamond dogs, elle se fait de nouveaux amis et se retrouve en possession d’une toute nouvelle drogue pas encore sur le marché. Elle rentre alors en possession d’un autre corps que le sien et assiste à un assassinat. Traquée par l’assassin, elle parviendra à survivre…

A mon sens, Pills, ou donc pilules en français, repose sur deux principes fondamentaux.

Tout d’abord l’opposition entre le réalisme social (lieux, langage parlé, rapports sociaux et amoureux) et drogues de pur invention, aux pouvoirs surréalistes. Pills mêle vie de quartier populaire et la SF à la « Passe-muraille » de Marcel Aymé. Le merveilleux, même provoqué par des drogues inquiétantes et l’industrie pharmaceutique de pointe fusionnent dans un récit au trait léger.

Car évidemment, le dessin constitue l’autre grand plaisir de l’album ! Alors il est clair qu’il faut aimer ce trait de plume qui paraît primitif, mal fait diront certains, et qui fait désormais partie du paysage de la bande dessinée depuis quelques années, à côté de la ligne claire et du trait plus pictural, comme peuvent le pratiquer Bilal ou Gimenez par exemple.

À mon sens, il exprime l’incertitude, la fragilité de la vie. Nous ne sommes jamais vraiment en sécurité lorsque nous lisons un récit dessiné ainsi. C’est aussi la recherche d’un retour à la gravure, au trait de plume des caricaturistes du 19ème siècle ! Du moins je le ressens comme cela…

La couleur aussi mérite un compliment. Sans être un spécialiste, il me semble bien qu’elle a été faite à l’ordinateur, avec grand soin. Pills comporte une caractéristique que je retrouve assez souvent désormais en bande-dessinée contemporaine. La pénombre est une vraie pénombre... Parfois, il m’est arrivé de me lever et d’aller examiner des cases à la fenêtre, tant la couleur est sombre, que l’on distingue à peine les personnages ! C’est radical, un peu frustrant bien sûr. Mais l’on ressent véritablement le jour, la nuit, les cages d’escaliers, les rues plus ou moins mal éclairées.

Cet effet ne renforce donc pas la facilité de lecture ! Plus incontestablement pour moi, la sensation diurne/nocturne, et non du clair/obscur classique, amène vraiment quelque chose de particulier au récit, où l’ombre n’a plus la même importance pour définir le personnage, qui là se trouve soit noyé dans la lumière, soit noyé dans la pénombre, mais qui n’a finalement pas une lumière bien à lui.

Mais véritablement, ce qui frappe dans cette bande dessinée, c’est la pertinence sociale du sujet. N’oublions pas que la population de France est la plus forte consommatrice de drogues médicamenteuses sur la planète, autorisées par les pouvoirs médicaux, étatiques et économiques… Pills tire pour moi sa légitimité scénaristique de cette réalité effrayante, entremêlée avec la discrimination sociale et géographique entre riche centres-villes et banlieues populaires délaissées.


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Et le constat est cinglant.

La jeune étudiante parisienne en journalisme, gosse de riches, n’atterrira en banlieue que pour avoir ingurgiter de la drogue Diamond Dogs qui fait planer jusqu’en banlieue, où les habitants ont pris l’habitude de voir débarquer en pleine nuit tous ces drogués… Sinon, jamais elle n’aurait été en banlieue, comme on dit, n’aurait jamais rencontré leurs habitants de son âge…

La banlieue populaire comme lieu d’atterrissage exotique de la jeunesse de l’oligarchie au pouvoir, la métaphore est très forte !

La seconde caractéristique fondamentale de ce récit de SF découle directement du sujet même, les pilules ingurgitées par la jeune population…

Car évidemment, la SF ici n’a aucune consistance physique, hormis des pilules minuscules en sachet, aussi anonymes que de banaux médicaments ! Pas de vaisseaux spatiaux, de véhicules futuristes, de mégalopoles, de technologies incroyables de toutes sortes, pas de cauchemars robotisés, de dictatures féroces ! Rien d’autre socialement et visuellement que la France d’aujourd’hui…

Le décalage SF ne provient donc que des effets des drogues autorisées et de rien d‘autre. Pills se concentre exclusivement sur son sujet, sans quincaillerie SF mal comprise, inutile. C’est là aussi à mon avis où réside la grande qualité de cette bande dessinée ! La maîtrise des auteurs, leur refus de donner une apparence SF à leur récit, mais d’en faire véritablement !

Pills se rapprocherait là d’un autre album Les derniers jours d’un immortel, récemment paru également, un pur chef-d’œuvre de Fabien Vehlmann au scénario et Gwenn de Bonneva au dessin, même si l’histoire est bien plus lointaine dans le temps et d’une autre nature.

Les personnages de Pills, de jeunes gens autour d’une vingtaine d’années, m’ont aussi intrigué. L’écriture de chaque personnalité n’est pas forcément très poussée, ils forment plus un ensemble humain, aux individus toujours en interaction.

Surtout, l’on sent à quel point ils sont prisonniers de leur condition, tant sociale que sexuelle. Les rapports entre filles et garçons ont du mal à se faire dans l’harmonie par exemple…

La drogue, voilà la seule chose qui parvient à les faire échapper à leur propre corps, leur enferment dans un rôle social, un sexe qu’ils n’ont évidemment pas choisi et qui leur pèse.


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La beauté et la justesse des personnages de Pills réside donc non dans leur révolte, inexistante, mais dans leur refus de la société où ils vivent par le seul usage de drogues autorisées, même pas interdites…

Leur conscience sociale existe belle et bien, mais ne débouche sur rien.

Sinon s’échapper à tout prix, s’envoler dans les cieux, où tout est plus calme, où la paix et l’amour peuvent enfin exister. Où surtout leurs individualités se fondent dans le groupe.

En ce sens, ces personnages en disent long sur la nature de notre société. Ces jeunes gens ont compris que l’individualisme les perdrait. Ils cherchent donc à travers la drogue à être réunis et non pas détruits ou isolés.

Il n’y a donc dans Pills aucun message pour ou contre les drogues, ce n’est pas le sujet, mais bien plus un usage assez inédit, communautaire, dans le plaisir et la jubilation.

C’est assez délicat à dire, mais les drogues amènent du plaisir aux usagers, avant éventuellement de leur nuire… Une réalité sur laquelle est justement basée Pills et qui explique la légalisation de telles drogues par le pouvoir. Puisque la population ne peut avoir une vie satisfaisante dans la société réelle, autant lui donner la possibilité d’y avoir accès par un tiers moyen dans un monde virtuelle, les drogues en l’occurrence, afin d’éviter toute révolte sociale structurée politiquement.

Pills prédit donc une évidence, déjà en cours de réalisation par le hachich, la pornographie, le football, la cocaïne, les antidépresseurs, etc. La charité du futur se fera non seulement par la soupe populaire, mais aussi par la drogue populaire…

Nous attend une petite pirouette scénaristique à la dernière page, que je n’ai pas comprise à la première lecture ! J’ai dû alors retourner en arrière, vérifier un détail judicieusement disposé dans le récit à plusieurs reprises… Cette pirouette ultime fera encore plus craindre les drogues du futur aux lectrices et lecteurs de Pills !


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Inévitablement, au-delà des différences de tons, de pays et de dessin, Pills m’a fait penser à un manga récent, Ultra Heaven de Keiichi Koike, en cours d’édition en France chez Glénat, en grand format. Œuvre magistrale, d’une toute autre ampleur graphique et narrative que Pills, qui porte là aussi sur l’usage de drogues mais où le graphisme parvient à exprimer un niveau de délire insensé, ainsi que plusieurs niveaux de lecture impossibles à distinguer ! Une fois le quatrième et dernier volume publié, sans doute en 2011 j’espère, je vous en ferai une chronique enthousiaste et illustrée !

Mais l’essentiel n’a pas été à mon sens pour Ozanam et Singelin de chercher à concurrencer Keiichi Koike, ce qu’ils n’ont d’ailleurs pas fait.
L’essentiel était d’inscrire leur récit SF dans la France d’aujourd’hui, qui peine véritablement à s’imaginer un futur quelconque, véritablement drogué par un passé mythifié de quatrième puissance mondiale colonisatrice, effrayée par un monde qu’elle a elle-même créé…

Pills est une formidable bande dessinée de SF, une introspection de la France d‘aujourd’hui et de demain. À lire et à faire lire autour de soi !

Titre : Pills

Scénario : Antoine Ozanam

Dessin : Guilaume Singelin

Edition : KSTR éditeur

Pour en savoir plus sur l’album

www.sceneario.com/bd_14912_pills.html

planetebd.com/bande-dessinee/casterman/pills

coinbd.com/bd/albums/resume/12608/pills/pills.html

En liaison avec Pills : Chronique extraite de 36, quai du Futur, A Scanner darkly, film dont le thème central est l’usage de drogues…

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