Le chat de Londres de Christophe Maggi

Quand le téléphone sonne en pleine nuit, souvent il vaut mieux l’ignorer. Sauf si vous connaissez un ami malade qui pourrait avoir besoin de vous. Cette nuit-là, j’aurais dû m’abstenir mais je ne le fis pas. La preuve, je ne suis plus là pour en parler.

Tout a commencé comme dans un mauvais film noir par son appel en pleine nuit. Il était hystérique, il hurlait au téléphone d’incompréhensibles paroles ; au loin j’entendais d’affreux borborygmes entrecoupés de miaulements stridents. J’aurais aimé mettre le combiné du téléphone dans le tiroir de la table de chevet mais je n’en avais pas ! Je devinais qu’il n’avait pas pris toutes ses pilules régulièrement. C’est dans cette cacophonie téléphonique que je perçus un mystérieux :

— Ohé, tu es réveillé ? 

Comment ne pas l’être avec ce brouhaha ? J’eus à peine le temps de lui dire que je l’écoutais qu’il m’hurla l’ordre inconditionnel de me décalquer du matelas et de filer en vitesse le rejoindre.

Cette nuit de décembre devait être une des plus froides que Londres eut connue. Emmitouflé dans un caban anthracite, les pieds engoncés dans des bottes molletonnées, les mains au fond de mes poches, les épaules rentrées, le nez et les oreilles déjà gelés, je parcourus en glissant de-ci de-là le petit yard qui me séparait de sa demeure-laboratoire-foutoir-dépotoir. Il m’attendait dans une vieille maison victorienne écrasée entre deux immeubles sociaux sur Jamaica Street dans l’East End, quartier pauvre, populaire et surpeuplé des faubourgs londoniens hors duquel nous n’avions jamais réussi à sortir socialement. Je titubai une dernière fois en agrippant la rampe métallique de la volée d’escaliers qui menaient à l’entrée ; elle était située au sous-sol. Il y avait quatre marches à descendre. Je tentai d’enjamber les marches gelées et luisantes comme un miroir et, manquant la dernière, je chutai lourdement dans la neige. J’étais arrivé, un genou endolori, le pantalon mouillé et il m’ouvrit tandis que j’essayais de me relever. Il m’empoigna par le col et me tira dans le hall peu éclairé de la maison. Une salve de paroles, toujours aussi inintelligibles, sortit de sa bouche. L’écho rebondit contre les murs de l’étroit hall et, tout en continuant à débiter un flot incessant, il m’emmena dans une pièce que je ne connaissais que trop bien.

Je voyais qu’il n’était pas dans son état normal. Il m’assit sur une chaise et alors, d’un geste autoritaire, je levai la main et criai :

— Assez ! D’abord un café puis tu m’expliques calmement ! 

Il me toisa, surpris. Le café était déjà prêt, il salissait les parois du percolateur de son invention. Il m’en servit une tasse sale, me regarda en boire une lampée, se calma quelque peu, prit une chaise et une grande respiration puis me dit :

— Ca fonctionne ! J’ai enfin réussi.

Ses yeux vides brillaient et un grand sourire se dessina sur son visage. Comme je ne bronchais pas et que j’amenais la tasse à mes lèvres, il continua :

— Tu te rappelles des travaux que j’avais entamés en 2003, sur les champs de torsions et les vitesses superluminiques, l’intrication quantique… ?

— Oh oui, je m’en rappelle bien, cinq cents mille foyers ont été privés d’électricité[1]. Plus de climatisation en plein mois d’août !

— Un détail ! Tu te rappelles de ce que disait Norbert Wiener ?

— Vaguement.

— En gros, il disait que téléporter un être humain à travers des lignes télégraphiques était un concept envisageable. Impossible à son époque mais théoriquement concevable. Dans les années soixante, ca s’appelait de la science-fiction. Aujourd’hui ça s’appelle de la réalité. J’ai réussi !

Je ne dis mot. Non pas que je ne sois pas impressionné mais je savais que nonante pourcents de ses inventions et tests expérimentaux ne fonctionnaient jamais voire tournaient en catastrophe. Devant mon manque d’intérêt, il entreprit de m’expliquer sa théorie et se lança dans un incroyable monologue aussi abscons que la raison pour laquelle il était pieds nus en plein hiver dans son laboratoire.

En résumé, il m’expliqua qu’en utilisant les travaux de Schrödinger et d’Einstein et en relisant Dirac, il était arrivé à la conclusion que pour téléporter un objet sur une courte distance, il fallait deux caissons, toute l’énergie que les centrales nucléaires de la ville pouvaient fournir, concentrer cette énergie pour créer un mini trou de ver… J’ai un peu perdu le fil des explications à ce moment là… puis, j’ai retenu que si la distance entre les deux machines était faible : un mètre, il fallait peu d’énergie…

J’acquiesçai pour lui faire plaisir et repérai du coin de l’œil une chaussette qui décolorait sur une pile de livres de physique. Je me demandais où se trouvait la deuxième.

— J’ai piraté le système électrique de la ville depuis longtemps. Ca fonctionne mais le seul problème c’est qu’à chaque fois, pour la quantité d’énergie que je dois utiliser, le quartier est privé d’électricité et j’ai peur que ca n’aille beaucoup plus loin si j’utilise des objets plus volumineux. Je vois bien que tu es sceptique, je vais te montrer.

Il me prit par la manche et me força à me lever. Un grillage métallique séparait le sous-sol en deux. Je supposai qu’il avait aménagé la moitié de sa pièce en cage de Faraday. Je le suivis à l’intérieur. Je posai la tasse de café à coté d’une plante génétiquement modifiée qui tentait vaguement de survivre dans ce laboratoire sans fenêtre. Il y a avait un fatras monstrueux de câbles de toutes sortes qui pendaient du plafond, qui s’enroulaient autour du mobilier et qui repartaient vers le sol. Il empestait une curieuse odeur de graisse et de viande brulée. Je le soupçonnai de cuisiner dans son laboratoire mais il n’en était rien. Je l’appris bien plus tard. La pièce semblait si encombrée que j’avais du mal à percevoir les murs latéraux. À ma gauche, trois cages à rat étaient vides et ouvertes ; dans l’évier, un affreux seau en plastique contenait une curieuse matière noirâtre visqueuse et gluante. Je m’abstins de demander ce qu’était cet infâme bouillon de culture. Le mur du fond était dissimulé derrière une étagère remplie de livres et de matériel informatique. De tous les livres sortaient des feuillets, des notes éparses gribouillées et de signes cabalistiques. Je vis par terre deux petits engins que je reconnus comme étant des robots autonomes de son invention. Le premier, une sorte de minuscule tricycle rouge n’avait jamais réussi à faire autre chose qu’émettre des bips à chaque fois qu’il heurtait un obstacle. Peut-être était-ce là sa fonction principale ? Le second, un curieux petit engin de chantier qui avait dû être jaune jadis grattait inlassablement le mur avec un semblant de pelle mécanique comme pour y creuser un tunnel. Finalement, entre le bureau et le mur, je vis deux frigidaires d’une sale couleur indéfinissable tirant entre le jaune citron et le gris métallisé. Les frigos étaient démesurément grands et avaient la particularité d’avoir une porte à fermeture hermétique avec hublot.

Maladroitement, il enjamba deux gros tuyaux qui reliaient les machines et me montra son invention en posant fièrement à côté.

— Tu as créé un frigo qui téléporte de la nourriture ?

— Non, sot ! Ca y ressemble mais ce sont des caissons refroidis à l’azote liquide. Assieds-toi et regarde attentivement.

Il était marrant lui ! S’assoir ? Où ? Je posai une fesse sur le coin du bureau ; un classeur bascula, entrainant une pile de livres dans sa chute et une rame de feuilles griffonnées se répandit par terre. Il se retourna subitement, l’air furieux, regarda les notes éparpillées au sol et me fusilla du regard. Heureusement, Erwin[2], son chat, un vieux british shorthair bleu, qui paressait sur la chaise du bureau, bondit de surprise. Je l’accusai honteusement. Il me sauva la mise.

Il ouvrit le frigo… enfin, son appareil à téléportation. Il y déposa un paquet de cigarettes, ferma la porte, se glissa devant son ordinateur, pianota quelques commandes, me fit signe d’ouvrir grand mes yeux et… il y eut un éclair blanc et agressif qui illumina toute la pièce, comme une lumière de poste à souder mais en plus puissant. Les ampoules et les néons scintillèrent dans la pièce et j’entendis le bruit d’un générateur qui ralentissait alors qu’une soufflerie se mettait en marche dans la pièce attenante. Je sentis un terrible courant d’air glacé parcourir le sol en provenance du premier frigo et vis une chaussette verte surgir en fumant de dessous la machine infernale. La soufflerie ralentit à son tour et le calme revint dans la pièce. Une petite odeur de brulé sortait des frigos mais rien de bien dramatique, c’était habituel dans le chef d’un inventeur de sa trempe.

Il se précipita vers la seconde porte, prit la poignée, jeta un œil à l’intérieur par le hublot avant de se décider à ouvrir. Ma rétine avait mémorisé l’intérieur de la cabine pendant le flash lumineux. Je vis le paquet de cigarettes dans la seconde machine alors qu’il ne se trouvait plus dans la première cabine. Je n’en crus pas vraiment mes yeux, d’ailleurs ils pleuraient toujours. S’il n’y avait pas de supercherie, cet incroyable énergumène avait réussi à téléporter un paquet de cigarettes entre deux frigos ! Et dire que ce garçon n’avait jamais réussi à obtenir le moindre diplôme universitaire, ni aucun autre d’ailleurs. Sceptique, je m’approchai de la porte qu’il tenait ouverte et regardai attentivement le paquet de cigarettes. Il semblait entier.

— Il y a juste un problème, dit-il.

Je me doutais bien que ça allait sortir !

— Ca fonctionne très bien avec les objets inertes mais il doit y avoir un problème avec les êtres vivants.

Un frisson parcourut mon échine, la pièce sembla rétrécir d’un coup. Je restai bouche bée et le regardai s’agiter. Alors que j’essayais de réaliser ce qu’il venait de dire, il s’affairait près des cages qui avaient dû contenir de malheureux rats de laboratoire. Il prit le seau dans l’évier et me le mit sous le nez.

— Regarde ! Quand on téléporte un rat, non seulement les voisins sont privés de télévision mais en plus, il ressort en bouillie.

J’avais la nausée.

— Par contre ca fonctionne avec le chat.

— Quoi ? hurlai-je.

— Je te montre.

— Non, je ne veux rien savoir du tout. Laisse cette pauvre bête en paix !

Je voulus lui reprendre Erwin hors des bras mais il fut plus rapide que moi. Le pauvre chat semblait comprendre qu’une expérience crétine ferait de lui une victime collatérale de la science. Il s’empressa d’enfourner son compagnon de longue date dans la première cabine et claqua la porte. Le chat miaula en me regardant furieusement, comme si j’étais responsable de ses malheurs.

— Les trois rats sont dans le seau mais le chat, lui il ressort vivant sans problème. Je ne comprends pas pourquoi. J’ai essayé sept fois déjà. Certainement une question de paramétrages !

J’hallucinais. J’essayais de me rappeler si j’avais mangé des moules le soir avant d’aller au lit. Ce devait être un affreux cauchemar et je me réveillerais en sueur dans mon lit. Il n’en fut rien. Avant même que je réalise qu’il lançait la seconde séquence de téléportation, l’éclair me creva de nouveau les yeux. Est-ce qu’il savait qu’il existait des lunettes de protection ?

Je vis Erwin miauler dans la cabine mais ne l’entendis pas. Ma rétine conserva l’image d’un chat saisi comme s’il s’était fait électrocuter. Je crus même le voir disparaitre alors que sa fourrure, ses moustaches et ses oreilles restaient en place dans la première cabine. Cela me fit penser au rotoscope de Muybridge, un engin bien moins dangereux que les diaboliques frigidaires.

La porte de la seconde cabine s’ouvrit et alors qu’il prenait son plus beau sourire, il libéra le chat. Ce dernier descendit, quelque peu hagard, se secoua les oreilles avec ses pattes avant, bailla et entreprit de se cacher sous une étagère au petit trot, la queue baissée. Il n’avait pas fière allure, devait certainement se demander ce qu’il lui était arrivé mais au moins, il ne gisait pas dans un seau avec ses copains les rats désintégrés.

Il ne s’écoula pas trente secondes que nous entendîmes tambouriner à la porte d’entrée. Un voisin furieux hurlait et menaçait d’appeler la police. Il demandait pourquoi il voyait des éclairs jaillir du soupirail et pourquoi il n’y avait plus d’éclairage public dans la rue. Ce devait être un étranger parce que je l’entendis scander des mots inconnus à consonances gothiques. On ne prit même pas la peine d’aller voir. On l’entendit remonter l’escalier, rater la dernière marche, glisser dans la neige, jurer sur tous les dieux de toutes les religions puis disparaitre.

— J’espère qu’il attrapera une pneumonie.

— Ce n’est pas très discret si à chaque fois que tu utilises ta machine, les voisins n’ont plus l’électricité !

— En effet, il me reste des modifications à apporter. Le plus important reste de pouvoir téléporter des objets sur des distances plus grandes qu’un mètre.

— Disons que ce serait un peu plus utile.

Tout en discutant, j’étais sorti de la cage de Faraday et m’étais approché du soupirail. Il me fallait une cigarette. Je voyais la rue enneigée, calme et noire, et je remarquai qu’en effet, aucun lampadaire n’était allumé. Ils l’étaient lors de mon arrivée. En montant sur une caisse en bois qui avait dû contenir des fruits un jour et en agrippant le seuil du soupirail, je tentai de me hisser un peu plus haut. Mon regard portait maintenant bien plus loin. Je voyais le Stepney Park et l’Église Saint Dunstan ; les immeubles de l’autre côté du parc étaient illuminés. La panne de courant électrique ne touchait à priori que la rue.

Je me retournai, entrepris de sortir une cigarette de la poche de mon manteau et la portai à mes lèvres. Alors que je voulus allumer mon briquet, je remarquai qu’il y avait deux grandes bonbonnes de propane et quatre jerricans à côté de moi. Je me ravisai.

L’ami s’était tu. Il s’était remis à son bureau devant son ordinateur et pianotait très vite. Il semblait absorbé et très concentré sur son travail. Je repensai à son état mental, puis je revis de mémoire la scène à laquelle je venais d’assister. Un camion passa dans la rue, un gyrophare orange scintilla et lança des éclats lumineux orangés dans la neige. Ce devait être un camion d’assistance de la compagnie électrique londonienne ou les éboueurs.

 

En observant le laboratoire, je compris qu’un énorme générateur diesel de secours tournait dans la pièce à coté, ce qui expliquait la présence des bidons à mes pieds mais aussi ce léger ronflement que l’on entendait. C’est grâce au générateur que nous ne baignions pas dans l’obscurité. Je voyais le chat blotti sur une étagère, roulé en boule dans une caisse en carton. Il me regardait d’un œil inquisiteur. Je le sentais anxieux et agressif. Je remarquai sous le bureau une corbeille à papier qui contenait de nombreux paquets de cigarettes explosés. Ce n’est qu’en apercevant qu’ils n’étaient pas vides que je compris qu’il avait dû réaliser de nombreux essais avant de réussir sa première téléportation avec succès... Mais pourquoi avoir utilisé à chaque fois des paquets neufs ? Encore un mystère que je ne percerai jamais.

Soudain, il arrêta de tapoter sur son clavier et regarda le mur droit devant lui. Je ne sais s’il avait aperçu la Vierge Marie, Dirac ou Donald Duck mais il se leva brusquement, se retourna vers moi et, le regard rayonnant de bonté, me dit tout platement :

— Il faut que tu essaies ! 

— Quoi ? répondis-je angoissé.

Des frissons me gagnaient à nouveau. Je pense que je comprenais clairement ses propos mais ne pouvais les assimiler.

— Je viens de paramétrer la séquence pour un test avec un toi. Tu vas prendre la place du chat et je vais te téléporter.

— Ah ben en voilà une idée qu’elle est bien bonne !

— C’est sans danger.

Tandis qu’il prononçait cette phrase sur un ton tout à fait rassurant, je vis une curieuse étincelle briller dans son œil. L’étincelle rougeoyante de la perfidie et de la folie furieuse. Il s’était approché nonchalamment de moi et, le temps que je comprenne l’horreur de la situation qui allait s’ensuivre, il m’avait déjà harponné le bras aussi rapidement qu’un naja. Il entreprit de me trainer vers la cage de Faraday mais je me débattis.

— Tu es devenu complètement fou, il est hors de question que je mette les pieds dans cette chose… cette invention… ce frigo ; c’est ridicule ! Arrête et prends tes pilules, surtout les roses qui donnent la diarrhée… Je vois bien que tu n’es pas dans ton état normal…

Je n’aurais pas dû le traiter de fou et m’emporter, cela ne fit qu’augmenter sa détermination. Ses yeux brillaient de fureur et son visage s’était déformé en un incroyable rictus carnassier que je ne lui connaissais pas. Il était habité, il sombrait dans un délire total de mégalomanie et m’entrainait de force vers une catastrophe annoncée. S’en suivit une scène ridicule de poursuites dans la cage de Faraday, ce fut burlesque et malheureusement sans surprise.

Il me tenait le bras gauche plié dans mon dos et me soulevait par le pantalon en me poussant à grands coups de hanche vers l’intérieur de la cage. Je m’agrippai de toutes mes forces à la porte grillagée de fer avec la seule main libre qu’il me restait. Il me faisait mal et je lui hurlais d’arrêter. Alors que je tenais la porte, je compris qu’elle se fermerait sur mes doigts. Il tira d’un coup sec, la porte claqua et je hurlai de plus belle. Ma main était broyée par la lourde porte de métal, je ne pouvais plus bouger les doigts. Il me lâcha, me poussa du pied vers l’intérieur et verrouilla la cage. J’étais au sol entre le bureau et la cabine, me tenant de la main droite les doigts certainement cassés. Je me ressaisis avant qu’il ne m’empoigne par le col et filai autour du bureau. Il me poursuivit. Je sautai au dessus d’une caisse qui trainait, renversai quelques livres et classeurs, glissai sur une satanée chaussette puis je lui lançai le chat, qui n’apprécia pas. Je l’empêchai d’approcher en poussant la chaise à roulettes entre lui et moi et repris mes tours autour du bureau. Ca ne menait à rien ! Il changea de tactique et enjamba le bureau en renversant la moitié de ses affaires par terre. Je plongeai par-dessous et alors que j’essayais de ressortir de l’autre coté, le chat bondit devant moi, toutes griffes sorties et la plante verte me retint par le col. Il me maitrisa finalement et d’un geste brusque, sous l’effet d’une force inouïe, m’éjecta en arrière si fort que j’en perdis une chaussure. Ma tête heurta le mur du fond alors que je retombai sur mes fesses. Mais de mur du fond il n’en était pas question. Je réalisai qu’il m’avait expédié dans la cabine dont nous avions ouvert la porte en nous pourchassant. Je voulus sortir à toute vitesse mais la porte se referma sur mon nez et il s’empressa de lever le loquet. J’étais fait comme un rat.

Je collai mon nez au hublot et le cherchant du regard, je vis qu’il ramassait son clavier et redressait la chaise du bureau. L’écran de l’ordinateur était fendu mais fonctionnait toujours, deux touches du clavier gisaient au sol. La cage de Faraday était sens dessus dessous. J’hurlai au hublot en tambourinant du poing mais je compris qu’il n’entendait pas mes cris ; de toute façon, la folie l’avait envahi et d’autres voix devaient se bousculer dans son esprit. Je sentis les vibrations de la machinerie gagner les parois intérieures de la cabine. Le chat était assis sur le bureau, il se pourléchait les pattes en me regardant m’agiter derrière mon hublot, la plante verte à ses côtés. Puis, j’eus un éclair de lucidité et je compris subitement…

— Ohé, attends ne fais pas ça, je sais pourquoi …

Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase. Un éclair illumina toute la pièce et l’intérieur de la cabine vira au blanc. Un voile luminescent gagna mes yeux, je sentis des milliards de picotements envahir ma peau ; je fus paralysé et sentis les molécules de mon corps se détacher unes à unes durant une éternité. Je vis l’intérieur de moi-même se déplacer en rotoscopant vers le sol de plus en plus vite puis il y eut une affreuse et éternelle chute dans le noir et le vide. Je ne pouvais ni crier, ni bouger, je me dématérialisais alors que je me voyais toujours regardant le chat et la plante par le hublot. Une horrible scène de dessin animé raté. Peut être des milliards d’années plus tard, je quittai le flux noir et vis apparaitre toujours dans un mouvement stroboscopique de plus en plus rapide le hublot et la lumière de la pièce. Je compris que le laboratoire fonctionnait maintenant sur générateur en voyant la luminosité des ampoules. Toute la ville de Londres fut plongée dans le noir le plus total.

 

Il me regardait par la vitre, un sadique rictus en coin. Il avait le chat dans les bras, calme et ronronnant même si je ne l’entendais pas. Erwin avait l’air satisfait de me voir ainsi.

Je gisais dans la seconde cabine, éparpillé en minuscules morceaux de chair, baignant dans du sang et d’autres liquides improbables de couleur cramoisie. Je ressemblais à de la bolognaise sans sauce tomate. J’étais mort, pulvérisé par la bêtise d’un ami devenu fou et personne n’en saurait certainement jamais rien. Mes restes finiraient dans un seau en plastique bleu, peut être dans la gamelle du chat, ou au fond des égouts puis dans la Tamise.

Erwin se laissait caresser la tête, se léchant les babines en contemplant mes restes. Je me demandais à combien d’essais il avait participé. Je savais pourquoi il était possible de téléporter des chats mais pas des rats, ni des hommes… Les chats ont neuf vies, moi pas !

 

Ou à lire en PDF http://www.phenixweb.info/sites/default/files/Le-chat-de-londres-christo...

[1] Grande panne de courant de Londres : 28 août 2003

[2] Schrödinger bien sûr !

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