Chasseurs de chimères

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L’âge d’or de la science-fiction française

Un des clichés les plus répandus parmi les historiens de la SF est celui de la naissance du genre dans le monde anglo-saxon, malgré la reconnaissance effective d’une ’préhistoire’ française. Non, la SF française ne s’est pas arrêtée avec Jules Verne pour redémarrer avec Barjavel : voilà ce que tente d’expliquer Serge Lehman dans sa préface "Hypermondes perdus" à l’imposante anthologie qu’il présente. "Les auteurs populaires ont produit de la science-fiction à jet continu, au moins jusqu’en 1940", explicite-t-il. Il voit quelques raisons à l’oubli de ce fait et au triomphe de l’option américaine dans les esprits. Un manque de travail de thésaurisation chez les Français qui leur a fait apparaître la SF en 1950 comme "l’invention d’une forme nouvelle" et non comme la "mutation (prodigieuse) d’une forme ancienne". Une fois de plus, les Français négligent leur patrimoine. Notons ici incidemment que cela n’est pas restreint à la littérature, la musique classique connaissant le même phénomène. Lehman souligne aussi l’obsession de la France littéraire pour l’académisme et le ’beau style’, qui la faisait mépriser le genre. Il appelle à la rescousse des témoins importants qui ont analysé l’impact et le devenir du genre : Maurice Renard, Daniel Drode, Gérard Klein et surtout Régis Messac, auquel il emprunte le mot ’hypermonde’. Messac qui, précisément, avait lancé en 1935, une collection ainsi intitulée, et qui aurait pu "changer la donne" sans son décès prématuré en déportation (1943). Et Lehman conclut : "C’est cet effort, cette quête des hypermondes perdus, que la présente anthologie voudrait, à son tour, essayer d’accomplir".


Parcourons donc quelques instants ce livre qui s’ouvre avec le classique Les Xypéhuz de Rosny Aîné (1887). Cette intrusion de cônes de lumière extraterrestres dans la préhistoire reste aussi fraîche qu’au premier jour, et le style "formidable’ de son auteur (Belge, ne l’oublions jamais) fascine toujours autant. Cette nouvelle est suivie d’un roman célèbre jadis, La Roue fulgurante de Jean de la Hire, que bien peu de gens (c’est mon cas) ont eu l’occasion de le lire. Paru en feuilleton en 1907, il est l’archétype de ce qu’aurait pu être le ’space opera’ français. Tout y est : des héros stéréotypés mais sympathiques, une machine extraordinaire (la Roue éponyme, qui enlève des humains), un savant oriental bizarre qui pratique l’incarnation des esprits, un voyage spatial, un long séjour sur Mercure, des ET plus que curieux (les monopèdes, que Sadoul admirait), une intrigue furieuse et endiablée, et un happy end. Certes, l’écriture est un peu démodée, parfois hâtive, mais le plaisir de la lecture reste intact. Un très bon texte, qui inciterait peut-être à aller plus loin à la découverte de cet auteur prolifique (75 romans au moins !).

La Découverte de Paris est une courte nouvelle d’Octave Béliard, parue dans ’Lecture pour tous’ en 1911, décrivant un Paris envahi par les glaces, et redécouvert par la nouvelle civilisation… malgache. Notre-Dame hantée par les rennes et les ours, et le métro par… ? Excellent.
Je ne reviens pas sur Le Péril bleu, seul texte véritablement connu de l’anthologie. Le chef-d’œuvre de Maurice Renard (1912, soit contemporain des premiers succès d’E.R. Burroughs aux USA), dans lequel on assiste à la pêche littérale d’humains par des extraterrestres reste fascinant, même si j’aurais préféré que Lehman réédite Le Docteur Lerne, sous-dieu, plus saisissant encore.

Arrivons à présent à une série d’auteurs très peu ou pas du tout connus. A commencer par Michel Epuy et sa nouvelle Anthéa ou l’étrange planète de 1918, dédiée à Rosny Aîné. Voyage éclair par nacelle vers un nouvel astre flottant à 300 kilomètres (sic) de Quito. Cités de pierre et de végétaux fantastiques, habitées par des plantes cruelles. Le héros parvient à se sauver et l’astéroïde explose. Désuet mais très bien écrit.

Le meilleur texte de cette anthologie est à mon sens Les Dieux rouges de Jean d’Esme (1922), véritable chef-d’œuvre du récit de mondes perdus. Dès le premier chapitre, intitulé "Fin" ( !), le lecteur est pris à la gorge. Selon un procédé devenu classique, le héros, Pierre de Lursac, raconte son histoire au narrateur juste avant de mourir. Cette histoire, nonobstant l’avertissement de Lehman, est bien proche de celles de Ridder Haggard, ou même Pierre Benoit ou Henri Vernes, maîtres du récit d’aventures fantastiques. Au cœur de la jungle laotienne survit une tribu préhistorique érigée en dieux par une sorcière terrifiante. Elle proclame : "Voici la vallée préservée – la vallée où le temps sera immobile. Et voici les mâles de la Race-qui-ne-changera-pas. Ceux-là seront les Dieux Vivants. Ceux-là seront la Vie et on les nommera : les Dieux Rouges." Nos héros seront faits prisonniers et condamnés à la ’mort lente’, supplice effroyable. Suivent de magnifiques et terribles cérémonies. Un long et terrible récit de la sorcière expliquera sa haine pour les colonisateurs français et pour leur mépris des lois de sa tradition. Grâce à l’amour que lui porte le chef de la tribu, l’héroïne sauvera ses amis mais devra rester à jamais dans ce monde oublié. A moitié fou, Pierre sera retrouvé, juste à temps pour conter son récit hallucinant. La conclusion, surprenante, est horrifique. Une superbe découverte, une intrigue passionnante, un style extrêmement raffiné et évocateur, tout concourt à faire de ces Dieux rouges la perle rare du recueil.

Suivent deux nouvelles d’auteurs inconnus : Après la grande migration de Claude David (1928), histoire de voyage dans le temps très politique, et Par-delà l’univers de Raoul Brémond (1931), histoire d’univers parallèle qui finit, très mal, dans les Alpes.

Le Peseur d’âmes, d’André Maurois (1931), souvent cité et que l’on est donc heureux de retrouver, se rapproche thématiquement de La Roue fulgurante par son motif de l’incarnation des âmes. S’y greffe une belle histoire d’amour, très émouvante à la fin, pour… abstraite qu’elle soit. Superbement écrit, c’est l’un des plus beaux textes du recueil, et qui démontre qu’un écrivain de littérature générale connu pouvait parfaitement s’intéresser – et brillamment – à l’anticipation.

Jacques Spitz, lui, est un auteur resté célèbre, contrairement à ses vœux, pour ses romans de SF tels La Guerre des mouches, L’Homme élastique ou L’œil du Purgatoire. Lehman a choisi une œuvre moins connue et très intéressante, Les Signaux du Soleil (1943), tenant un peu du conte philosophique. Des savants remarquent de bizarres signes sur le Soleil, s’apparentant à des messages mathématiques. Il s’avèrera qu’il s’agit, par étoile interposée, de communications entre Vénus et Mars. Encore une idée puissante née de l’imaginaire francophone ! Les deux planètes, ignorant l’existence des terriens, pompent joyeusement l’atmosphère de notre planète. Avec l’aide d’une plus que pittoresque journaliste américaine, brossée avec beaucoup d’humour, le héros parviendra à arrêter l’œuvre destructrice par… la pitié.

Le dernier roman inclus est l’un des plus remarquables. Apparition des surhommes de B.R. Bruss, alias René Bonnefay (1895-1980) est l’un de ses ouvrages les plus célèbres (1953) avec Et la planète sauta…. Un cône extraterrestre isole le canton suisse de Neuchâtel, puis s’élargit. A l’intérieur de ce monde coupé de tout s’établit une civilisation utopique sous la direction des "Agoutes", mutants ailés préfigurant l’avenir de l’homme et tout-puissants scientifiquement. Les surhommes du titre sont destinés à supplanter notre race, tels les Slans de Van Vogt : "Il est temps que la race des hommes passe le flambeau". On peut penser à Stapledon, et sa théorie de l’évolution humaine. Axés sur la création de la Beauté érigée en Idéal, les surhommes seront finalement détruits par les ’normaux’, suite à leur orgueil et une intrigue amoureuse un peu téléphonée. Une bombe atomique aura raison de leur fierté. En dépit de ficelles romanesques, le roman se lit avec intérêt et émerveillement pour cette civilisation qui aurait pu être…

Le pari de Serge Lehman est donc parfaitement tenu, et l’existence d’une science-fiction francophone indépendante, sûre d’elle-même, et innovatrice bien prouvée. Il reste à espérer que, suite à cette parution en manière de Grand Appel, les éditeurs se penchent sur les 489 (500 – les 11 ici retenus) textes survolés. Du travail en perspective.

"Formidable", dirait Rosny Aîné.

Chasseurs de chimères, l’âge d’or de la science-fiction française, anthologie présentée par Serge Lehman, Omnibus/SF, 2006, 1240 p., 28 euros.

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