De mort à trépas

— Putain ! Avance ta caisse, connard ! m’exclamé-je en donnant un furieux coup de volant sur la gauche.

Je dépasse cet empaffé en lui montrant mon mécontentement par une volée de coups de klaxon.

Mon gros 4x4 de marque allemande bondit. Les pneus à 1300 € pièce déchirent l’asphalte brûlant. Je file droit sur la zone industrielle dans laquelle ma femme exerce.

Mon portable qui joue au trampoline sur le siège passager garde obstinément le silence.

Comment tout cela avait-il pu arriver ?

Dix jours.

Il avait fallu à peine dix jours pour que notre société s’écroule comme un château de cartes.

Un attentat de trop ?

Un licenciement économique de trop afin de satisfaire les actionnaires juchés sur leur tour d’argent ?

Qu’en sais-je ?

En tout cas, personne n’y échappe.

Mon but dorénavant ?

Récupérer ma femme.

Tout allait péter et s’éloigner de la ville est pour moi la priorité absolue.

Comme beaucoup d’autres du reste.

Quoi que j’en connaisse pas mal qui penseront à leurs femmes en dernier.

S’ils y pensent !

Dernière info avant que les faisceaux ne soient coupés par la première frappe.

Les missiles sont déjà partis.

Ils ne vont pas tarder.

S’ensuivra un chaos innommable.

Les sites stratégiques et les capitales ont déjà été réduits en cendres. On rapporte des choses horribles.

Pillages, lynchages, etc.

Mais tout cela est coutumier en temps de guerre.

Un mot me terrifie.

Cannibalisme.

Mon père, la dernière fois que je l’ai eu au téléphone, avait dédramatisé. Il m’affirmait que l’anthropophagie est beaucoup plus courante que l’on se l’imagine. Les politiques, après les conflits, taisent rumeurs et ragots. Les témoins ne sont guère nombreux. Ceux qui ont accompli ce genre d’acte ne s’en vantent pas. Il est aisé de faire passer cela pour des légendes urbaines.

Mon cher père est professeur d’histoire. Je l’ai cru. En aucun cas, je suis rassuré, mais je l’ai cru quand même.

Mon téléphone sonne.

Je l’attrape fiévreusement. Je fais un écart d’un bon mètre sur la gauche et frôle une berline rouge.

Son conducteur klaxonne.

— Je t’emmerde ! fais-je avant de décrocher.

— Chéri, entends-je, je suis rentrée à la maison dès que j’ai su ce qui arrivé.

Mon sang se glace.

Une solution, vite !

Là, sur la droite, une sortie « gendarmerie ». Un coup de volant. Je traverse les deux voies. Mes pneus gémissent. Ils peuvent bien, à ce prix-là !

Ils devraient même me chanter l’hymne national au lieu de pleurnicher.

Des klaxons de mécontentement m’accompagnent.

— Ne bouge pas, j’arrive.

Je raccroche. Pas la peine de s’éterniser. Elle croyait bien faire. C’est con, je sais, mais ça servirait à quoi de se lamenter ?

J’emprunte le plus vite possible le pont qui enjambe l’autoroute. Je me réengage sur la voie rapide.

Bien évidement, dans cette direction, il n’y a pas un chien.

Un peu comme dans cette pub sur le loto où l’on voit un énorme bouchon dans le sens des retours de week-end. Et dans l’autre sens, une seule voiture qui part en vacances. Sauf qu’ici, hé bien, je n’ai pas gagné au loto.

Vous vous souvenez non ?

J’écrase l’accélérateur sans prendre garde aux limitations de vitesse.

Le seul taré qui retourne en ville ?

Et bien, c’est bibi.

Combien de temps avant l’impact ?

Je n’en sais foutrement rien.

Les médias n’émettent presque plus. Le peu qu’ils annoncent est contradictoire.

Contradictoires, les médias ?

Non !

Si bien qu’en fait, je n’en sais pas plus.

Pied au plancher, je file sur la voie centrale.

Un flash crépite.

Continue ton boulot, connard de radar !

Dans l’autre direction, j’aperçois des centaines, que dis-je, des milliers de voitures.

Elles s’agglutinent comme des milliers de fourmis en panique devant un tapir.

Tous ces pauvres gens cherchent à enfuir l’enfer qui va s’abattre dans une poignée de secondes.

La plus grosse possible, j’espère.

Mais réchapper de cet enfer.
De ces missiles qui vont tout pulvériser et atomiser, n’est-ce pas tomber de Charybde en Scylla ?

Survivre après un tel déchaînement de violence.

Quel avenir aurons-nous ?

Et pourtant, je fais partie du lot.

Je fais mon possible pour sauver ma femme et m’enfuir.

Où ?

Je n’en ai aucune idée.

Derrière cela, je sais pertinnement que ce qui nous attend sera pire que de se faire réduire en cendres dès le premier impact.

Mon esprit, comme la majeure partie des habitants de cette fichue planète, se refuse à écouter sa conscience.

Certainement notre putain d’instinct de survie.

J’en suis là, à me triturer les méninges lorsque j’aperçois un scintillement dans le ciel.

Juste au-dessus de la ville, quelque chose brille.

Si c’est cela qui va souffler la ville, et bien, je voyais cela plus grand.

L’éclair illumine le ciel.

Je suis instantanément aveuglé.

Je protège mes yeux.

Trop tard.

Vous savez, lorsque l’on soude à l’arc ?

Non, vous ne savez pas.

Et bien moi si.

Sauf qu’ici, c’est un million de fois plus fort.

J’ai l’impression que l’on m’enfonce les yeux dans les orbites. Le souffle brûlant arrive sur moi à une vitesse ahurissante.

Mon 4 X 4 est soulevé par l’avant.

Je suis projeté par dessus la rambarde sécurité. Un court instant, malgré que mes yeux aient pris un sacré coup, je vois un cours d’eau et les voitures sur l’autre voie.

Leurs occupants sortent et tentent une ultime fuite.

Inutile et vaine.

Le souffle les balaye comme de vulgaires fétus de paille.

Chaque véhicule est aspiré vers le ciel.

Ensuite.

Boum.

C’est fini.

Point barre.

Ce n’est pas le cas pour moi. Il aurait peut-être mieux valu...

Je m’écrase le toit en avant sur le tronc d’un arbre. Aucun airbag au monde n’aurait pu me sauver.

Certainement pas.

La charge thermo nucléaire continue méthodiquement son travail. La chaleur, les flammes et la désolation arrivent bien plus tard. L’arbre sur lequel je me suis écrasé prend feu. Des cloques crèvent la peinture de mon véhicule. Le gasoil s’enflamme et je suis encerclé par les flammes de l’enfer.

L’explosion.

Le trou noir.

C’est la fin.

Je vais rejoindre ma chère et tendre qui a pris un peu d’avance sur moi.

Pour une fois que ce n’est pas moi qui l’attend !

Un peu macho, je sais, mais que celles qui sont prêtes avant leur mari me jettent la première pierre.

...

J’ai faim !

Ce fut la première pensée qui me traverse l’esprit.

J’ai faim.

J’ouvre difficilement les yeux.

Alors, je ne suis pas mort ?

Quelle chance !

L’éclair de l’explosion a eu raison de ma rétine. Je ne vois que très sommairement. Cela reviendra, du moins, je l’espère.

J’ai amerri dans le ruisseau. Je suppose que la mort est passée au-dessus de moi.

Ma veste est dans un triste état. Au toucher, elle s’effrite.

J’ai faim !

Jamais eu une dalle de cette sorte !

Je ne sais pas combien de temps je reste dans le coltard.

Apparemment assez longtemps pour avoir une faim de loup.

J’avalerais un bœuf entier !

Je me relève péniblement.

Mes jambes et mes bras sont si engourdis que j’ai l’impression que mes articulations sont soudées.

Peut-être que j’ai une vertèbre bloquée.

Pire, ma moelle épinière est touchée.

Trempé jusqu’aux plus profond de mes os, je grimpe laborieusement le talus. Je glisse plusieurs fois et m’affale comme un con dans la boue.

Et cette faim qui me tiraille sans cesse le cerveau.

Elle m’obnubile et empêche toutes pensées constructives.

Symptômes traumatiques post-accidentel ?

J’en sais rien.

Je ne suis pas foutu psy !

Je suis conseiller dans une banque. Enfin, je l’étais.

A présent, il ne doit pas rester grand chose de l’économie mondiale.

D’ailleurs, en pensant à cela (entre deux pensées viandesques), j’espère que mon connard de chef s’estt mangé le missile en pleine gueule.

Lui qui ne voulait pas quitter son poste quinze minutes après le lancement des missiles.

Un indispensable de plus au cimetière, et un !

Décalqué sur son bureau.

J’imagine la scène. Figé dans une posture digne des Tex Avery.

Je souris et grimace aussitôt de douleur.

Ma mâchoire me fait un mal de chien. Ma langue est gonflée. Je sens du liquide couler le long de mon menton.

Du sang !

J’ai certainement perdu des dents.

En même temps, sortir vivant d’un tel événement !

Je suis verni.

Enfin, si on veut.

Ce que j’arrive à discerner autour de moi n’est que voitures carbonisées, arbres calcinés et corps humains statufiés. Du cours d’eau dans lequel je suis tombé, il ne reste que quelques flaques de boue. L’une d’elle a néanmoins sauvée ma vieille carcasse.

Au loin, je distingue les ruines de la ville, mais ce geste anodin impose à mes yeux une vive douleur.

Si bien que je suis contraint de ne porter mon regard qu’à quelques mètres de moi.

Cette distance est tolérable. Douloureuse tout de même, mais tolérable.

Tiens, il ne neige pas. Je croyais pourtant qu’après une attaque nucléaire, il neigeait. Faut croire que non.

Je commence doucement à fouler l’herbe cramoisie. Tout ce que je touche s’effrite et tombe en poussière. Mon corps meurtri me supplie de m’arrêter, de me reposer. Je ne l’écoute pas, car mon but pour le moment est de trouver à manger et du secours. Pour cela, seule la ville peut m’apporter ces faveurs.

Je n’ai aucune conscience du temps qui passe.

Par contre, mon estomac se rappelle de plus en plus à mon attention.

Je croyais qu’il se serait calmé. Et bien non. Monsieur est capricieux.

Je laisse derrière moi une traînée de poussière. Elle flotte doucement et se répand comme une fine couche de givre.

Je galère pour franchir une prairie qui a eu une chance inouïe : ne pas se faire incendier dans l’explosion.

Soudain, je m’arrête. Là, à une dizaine de mètres, quelque chose bouge. Donc, quelque chose de vivant !

Enfin à manger.

C’est dingue comment nos sens sont affutés quand on crève la dalle.

Sans chercher à comprendre plus loin, je m’avance vers cette potentielle source de nourriture.

Subitement, alors que je suis presque au but, j’entends un « clac ». Une terrible force me broie la jambe et me fait tomber. Je me débats. J’essaie de me dégager. En vain.

Bizarrement, je n’ai pas mal. Je ne ressens aucune douleur. Pourtant, je sens bien que mon tibia est pris dans un implacable étau.

Peut-être que toutes les douleurs qui meurtrissent mon corps sont plus fortes que celle-ci.

Mais vous devriez vous souvenir.

Je ne suis toujours pas un foutu psy !

Je lève la tête pour essayer de distinguer la proie. Il s’agit d’un lapin qui a la patte coincé dans une sorte de piège à loup.

Ouf !

J’avais peur que ce ne soit un rat ou pire, un homme.

Un lapin ?

Ok ça ira, merci.

Par contre, pour le faire mariner aux petits oignons, j’ai pas trop le temps aujourd’hui.

Veuillez m’en excuser.

Ma faim est si forte que voir cet animal se débattre comme un beau diable ne m’écœure en aucune façon.

Je m’agrippe aux touffes d’herbes et, traînant mon piège, je rampe vers mon festin.

La reptation semble durer des heures, mais je m’approche tout de même.

Le lapin m’avait vu. Il s’était figé. Ses grands yeux ronds me fixèrent. Maintenant qu’il a compris mon dessein, il se débat plus encore. Sa patte ensanglantée commence à s’arracher.

J’entrevois les bouts de chair qui se détachent.

J’éprouve un plaisir intense à le voir souffrir ainsi. Cela m’encourage d’autant plus à vouloir mordre sa chair gonflée d’adrénaline.

— Lapin ... Lapin ... Lapin ...

Des voix ?

Ma main vient de frôler la fourrure de l’animal lorsque j’entends cette voix qui parait m’interpeller.

Je me retourne. Lentement, car ma nuque me fait mal.

Il y a quatre hommes armés. La crosse de leur fusil est appuyée sur le sol. Les quatre hommes sont accoudés sur leur canon. Ils portent une salopette d’un bleu délavé et à la propreté plus que douteuse. Ils sont coiffés d’un chapeau en feutre style cajun.

Ils me regardent en souriant.

— Regarde-moi ce con, Marty ! Même pas capable de se dégager d’un piège aussi stupide, fait celui qui était le plus à droite du groupe. La voix éraillée prouve qu’il avait bien abusé de la divine bouteille ainsi que du tabac.

Je ne comprends pas tout de suite le sens de ses paroles. Puis, je réalise qu’ils se moquent de moi.

Mais pour qui ils se prennent, ces quatre paysans de mes deux ?

— Tu vas voir si je suis un con ! j’essaie d’articuler.

Seuls des borborygmes faits d’un amalgame de sang et de dents brisées sortent de ma bouche.

Fou de rage, je m’agrippe à toutes les racines qui m’aideraient à me rapprocher rapidement de ces abrutis. La colère me fait avancer plus vite que tout à l’heure.

Les hommes me regardent en souriant.

Peuvent pas m’aider plutôt !

L’un d’eux sort une flasque de sa poche et boit avidement son contenu. Deux autres allument une pipe en maïs. Enfin, le dernier larron, celui qui s’était moqué de moi, m’observe attentivement.

J’arrive presque sur lui dans l’intention de lui infliger une bonne morsure.

Ben oui, je n’ai plus que ça comme arme !

Et encore, doit plus m’en rester beaucoup des chicots.

Je lève mon bras afin d’empoigner son pantalon.

Je suis scotché au sol. Je tente de me débattre sans résultat. Le pied de l’homme chaussé d’une grosse botte m’a cloué au sol.

Je lève la tête le plus haut possible. C’est-à-dire pas grand chose et je me retrouve face à la gueule d’un canon de fusil de forme hexagonale. Le contact de l’arme est rude, mais encore une fois, je ne sens rien.

— Hé Marty, fait l’homme sans me quitter des yeux, sont vraiment cons ces zombies.

Un clic. Une détonation.

Le néant.

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