Borges, Cortazar, Buzzati et le troisième tigre

Cher Marc,

Cette nuit, sans doute avant la naissance de l’aube, notre chatte Noiraude est morte, frappée par une voiture.

Quel rapport avec nos lectures au clair de lune, me diras-tu ? Aucun. Cela remet simplement, si besoin était, la fiction à sa place.

Cet humble trépas nous rappelle que les instants les plus importants de la vie ne sont la plupart du temps ni redoutés ni désirés : ils "arrivent", comme "arrive" le destin, sans qu’on ait eu le temps, la volonté ou la capacité de les penser, de les envisager.

..."La nuit est longue, la nuit dure,/O nuit, couleur de l’agonie".
Le poète qui écrivait ces vers savait qu’il se ferait fusiller à l’aube.

"Père, si possible, que cette coupe s’éloigne de moi !".

Jésus savait, de même, le sort qui l’attendait.

Noiraude, elle, ne savait rien. C’était une nuit de chasse et d’amour semblable à toutes les autres nuits. Ses grands yeux émeraude plantés dans sa fourrure n’exprimaient ni crainte, ni désir devant la mort ; ils ne révélaient rien qu’une immense surprise, et son regard grand ouvert donnait sur le vide.

C’est par la brèche de ce regard, cette "fissure dans le réel" (Cortazar) que s’engouffre, cette nuit, le fantastique, j’ai presque envie de dire le "vrai", celui que certains désignent, pour le distinguer de l’univers "gothique" où la terreur s’invente et se fabrique, sous le terme de "néofantastique". Non celui qui prend la tête, faisant appel à notre intelligence mais celui qui, au quotidien, nous prend aux tripes et nous hante jusqu’au vertige : car comprendrons-nous jamais ?

La mort de Noiraude soulève deux questions : où est-elle ? et qu’était-elle vraiment ?

Si je l’avais enterrée dans quelque mystérieux cimetière indien, si j’avais prononcé sur son cadavre quelque formule magique au cours d’une cérémonie occulte, tracé de pentacle ou invocations sataniques, elle reviendrait peut-être, comme dans le roman terrifiant de S. King, "Pet Cemetary", porteuse d’un message de l’au-delà, ou simplement porteuse d’au-delà, inquiétante, cassée, difforme et déformant notre univers de vivants.

Sous terre, sans crainte ni espoir de retour ("Nevermore !"), elle dérange différemment notre quiétude humaine. C’est l’"Autre Tigre" de Borges qu’elle m’évoque, ce fauve auquel la poésie et l’imaginaire s’efforcent d’insuffler la vie, en vain ; car comme lui, elle reste, de son vivant comme dans sa mort, insaisissable. De l’Autre, jamais en effet nous ne saurons rien, jamais nous n’appréhenderons que des bribes, des parcelles, un corps incomplet et imparfait, une ombre :

"J’imagine un tigre. La pénombre exalte/la vaste Bibliothèque travailleuse/Et paraît éloigner les rayonnages./ Puissant, innocent, sanglant et neuf,/il ira par sa forêt et son matin./ Il imprimera son empreinte dans la boueuse/ rive d’un fleuve dont il ignore le nom./ (Dans son univers, il n’y a ni noms, ni passé,/ Ni avenir, rien que l’indubitable instant.)/ Il franchira les distances barbares/Et humera dans le labyrinthe tressé/ des odeurs l’odeur de l’aube/ Et l’odeur délectable des proies./Parmi les raies des bambous, je déchiffre/ ses raies. Je pressens l’ossature/ sous la peau splendide qui frissonne./En vain s’interposent les mers/ convexes et les déserts de la planète ;/ depuis cette demeure d’un port lointain/ de l’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,/Tigre des rives du Gange./ Le soir s’étend sur mon âme et je réfléchis/Que le tigre vocatif de mon poème/ est un tigre de symboles et d’ombres, une série de tropes littéraires/et de souvenirs d’encyclopédie/, et non le tigre fatal, le funeste joyau/ qui sous le soleil ou la lune changeante/ s’acquitte à Sumatra ou au Bengale/ de sa routine d’amour, de paresse et de mort./Au tigre symbolique, je viens d’opposer/le véritable, au sang brûlant, /celui qui décime les troupeaux de buffles/ et qui, aujourd’hui, 3 août 1959, /projette sur la prairie une ombre/lente. Mais, déjà, de seulement le nommer/ et de conjecturer son existence/le fait fiction de l’art et non créature/vivante, de celles qui vont par la terre./ Nous chercherons un troisième tigre. Celui-ci/sera comme les précédents une forme/ de mon rêve, une suite de mots/humains et non le tigre vertébré/Qui au-delà des mythologies/foule le sol. Je le sais. Mais quelque chose/ me contraint à cette aventure infinie,/insensée et ancienne, et je continue/A chercher tout le temps que dure le soir/l’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème".

Qui donc mieux que Borges, le grand maître argentin du fantastique, a pu exprimer cette quête impossible ? Dans la lignée directe de son oeuvre, Cortazar, certainement. La nouvelle "Axolotl" vient immédiatement à l’esprit, car l’auteur y pousse à l’extrême cette fascination de l’Autre - jusqu’à la réalisation de la métamorphose, à travers le contenu :

"Il fut une époque où je pensais beaucoup aux axolotls. J’allais les voir à l’aquarium du Jardin des Plantes et je passais des heures à les regarder, à observer leur immobilité, leurs mouvements obscurs. Et maintenant je suis un axolotl".

Dans ses "Entretiens avec Omar Prego" cependant, Cortazar insiste sur la façon dont l’écrivain interprète et relate un événement précis qui a déclenché le "sentiment" du fantastique (car il s’agit bien, au départ, d’un "sentiment face à la réalité" et non d’une "conception littéraire").
Or ce sentiment est à l’inverse de la fiction littéraire : l’auteur s’est effectivement rendu au Jardin des Plantes, où il a contemplé longuement les axolotls. Mais il n’est pas entré dans l’aquarium : il a eu au contraire une réaction de fuite, terrorisé par la perception de cet "autre" à la fois étranger et proche qui risquait de l’absorber :

"Je me suis mis à les regarder. Je suis resté une demi-heure à les observer car ils étaient si étranges qu’au début je croyais qu’ils étaient morts, ils bougeaient à peine, mais peu à peu tu voyais le mouvement de leurs branchies. Et quand tu apercevais ces yeux dorés... Je sais qu’à un moment donné, dans cette contemplation intensive, j’ai été pris de panique. C’est-à-dire qu’il m’a fallu tourner les talons et partir, mais immédiatement, sans perdre une seconde".

Cela, naturellement, ne se passe pas ainsi dans la nouvelle. Dans la nouvelle, l’homme est de plus en plus fasciné et il ne cesse de revenir jusqu’à ce que la situation bascule et il pénètre dans l’aquarium. Mais ma fuite, ce jour-là, vient de ce qu’à ce moment là j’avais comme pressenti ce danger. Nous pourrions romancer la chose, dire qu’un homme imaginatif se met à regarder et à découvrir ce monde hors du temps, ces animaux qui le regardent. Il sent qu’il n’y a pas de communication mais en même temps il a l’impression qu’ils lui demandent quelque chose. S’ils le regardent c’est qu’ils le voient, mais que voient-ils exactement ? Enfin, toute cette série de questions. Et soudain il sent qu’il y a comme une ventouse, un entonnoir qui pourrait bien l’engloutir. Alors il faut fuir. J’ai fui.

Ouverture dangereuse donc sur la double énigme de l’autre et de l’au-delà. Refermer la porte. Chercher à "romancer" l’expérience.

Dino Buzzati, journaliste et auteur de nouvelles fantastiques, souvent aussi tendres que cruelles, aborde différemment le même thème.
Je pense, en particulier, aux chiens qui parsèment son oeuvre, au vieux chien malade "dont les yeux transmettent le message" (mais lequel ?), aux imaginaires chiens-nuages "de l’éternité" qui passent au-dessus du "désert de Kalahari"... Mais aussi au terrifiant, pourtant si gentil et si bon "Babau" des "Nuits difficiles", soupçonné de tourmenter les enfants, qui en réalité veille sur eux, au "K", ce monstre des mers effrayant, qui ne poursuivait sa victime présumée que pour lui offrir le plus merveilleux des trésors. Ce qui fait peur, ce qui fait fuir, est cet inconnu qui mériterait au contraire d’être apprivoisé. Entre les mondes l’incompréhension est tragique, la relation fondée sur un malentendu permanent.

Pour la énième fois, j’ouvre "Per grazia ricevuta", ce livre merveilleux et rare où Buzzati illustrateur se révèle à travers les ex-votos imaginaires des miracles de Sainte Rita. Une coupure du journal "Oggi illustrato" en tombe. Par hasard, il s’agit du dernier entretien de Silvio Bertoldi avec Buzzati avant sa mort, intitulé "Lassù nessuno ci aspetta" ("Là haut, personne ne nous attend"). Mais si Buzzati y affirme : "je n’ai pas de doute : une fois morts, nous ne trouverons pas ce que nous nommons l’au-delà", il y parle toujours avec passion des "messagers", des "Magi", des fantômes, d’un monde parallèle au nôtre, du mystère. Le "sentiment du fantastique" est chez lui vécu comme une nostalgie de la communication entre les êtres, entre les univers, entre la vie et la mort. La curiosité (littéraire, philosophique et scientifique) l’emporte sur la crainte.

Sentiment que l’on retrouve dans la poésie de Cortazar :

"Peu m’importe ce que deviennent les gloires ou les neiges, je veux savoir où se rejoignent, après la mort, les hirondelles."

Ainsi la quête du "troisième tigre" devient-elle, dans le néofantastique, un véritable art poétique.