Limites de l’enchantement (Les)

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Nouveau coup de cœur pour moi à la lecture de cet auteur que j’ai découvert il y a quelques mois avec « Lignes de vie ». Cette fois, Graham Joyce nous fait voir l’Angleterre rurale des années soixante à travers l’histoire de Fern.

Fern est une toute jeune fille lorsque sa mère adoptive, Maman Cullen, est agressée devant le bar du village. Malgré ses protestations, la vieille dame doit être hospitalisée. Dès le lendemain, les tracas administratifs commencent. Fern, menacée d’expulsion par le propriétaire terrien du coin, va devoir s’adapter et apprendre à vivre avec son temps alors que rien ni personne ne l’y a préparée. Et pour cause. Maman Cullen, une sage-femme un peu sorcière qui a exercé son métier en marge de toute médecine orthodoxe, lui a transmis le secret des plantes et des cœurs qui battent sous la peau tendue d’un ventre maternel. Mais pour ce qui est de remplir un formulaire, c’est une autre paire de manches.

Un peu sauvage, et très isolée depuis l’accident de sa mère, Fern trouvera-t-elle des amis pour l’épauler dans ces épreuves ? Aura-t-elle la force de poser « La Question », qui lui permettra de devenir elle-même une « initiée » ? Saura-t-elle déjouer la manipulation de ceux qui ont tout intérêt à la faire taire ?

Avec ce canevas, Graham Joyce réussit encore une fois à nous transporter dans un monde à la fois singulier et familier. À mi-chemin entre la chronique sociale et le fantastique, il a vraiment l’art et la manière de dénoncer, mais sans jamais verser dans le manifeste. Pas de surenchère, pas d’étalage de sentiments, pas de démonstration : tout est raconté, effleuré avec pudeur. Pourtant, à travers l’histoire de Fern, il aborde des thèmes difficiles comme la différence, l’intolérance, le deuil, la maladie, l’avortement – lorsque l’injustice sociale se double d’une inégalité entre les sexes... Le thème de la folie n’est jamais loin non plus, mais toujours traité par touches délicates qui laissent la place à la nuance et à l’ambiguïté. Il nous parle aussi avec bonheur de la nature, des bois humides de rosée au petit matin, de l’odeur de la terre et des feuilles.

Pour ce qui est des personnages, on retrouve comme dans « Lignes de vie » une figure maternelle puissante autour de laquelle gravite tout un monde. Fern est une héroïne à la fois forte et fragile, un peu borderline, très attachante. En fait, je connais peu d’auteurs masculins capables de se glisser avec autant de justesse dans la peau de ses personnages féminins.

Sinon, nous sommes à la fin des années soixante, donc il y a aussi des motards ou des hippies chevelus débarqués de la ville pour expérimenter des modes de vie communautaires alors qu’ils ne savent même pas planter des pommes de terre.

L’humour n’est jamais loin et j’ai beaucoup ri en lisant certaines scènes. D’autres m’ont enchantée, comme l’expérience initiatique de Fern, entre fantasme érotique et psychédélisme. La commémoration annuelle de Pâques dans un village où la tourte au lapin et la bière se mélangent allégrement pour finir dans une mêlée de rugby sauvage est tout aussi réjouissante. Graham Joyce n’a pas son pareil pour faire parler et vivre tous ces êtres à l’humanité touchante. Peut-être pour cela emprunte-t-il la recette du gâteau de mariage selon Maman Cullen : de la farine, du sucre, des œufs, mais surtout beaucoup, beaucoup d’amour à déverser dans la pâte.

Pour conclure, j’aimerais vous rapporter la phrase de fin, car elle est très belle, mais je m’en abstiendrai pour vous laisser le plaisir de la découvrir par vous-même. En tous cas en refermant ce livre j’ai eu simplement envie de dire merci, merci encore Graham Joyce de nous avoir légué une autre de ces histoires qui savent si bien parler à nos cœurs.

Les limites de l’enchantement de Graham Joyce, traduit par Mélanie Fazi, Folio SF, Gallimard

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